Publié le Mardi 19 juillet 2022 à 00h27.

Depuis 1942, les salauds sont toujours là

Cet article est paru dans Rouge n° 1504 du 16 juillet 1992 et notre camarade Maurice Rajsfus parle de la rafle du Vel' d'Hiv, l'un des actes les plus criminels du régime fasciste  de Pétain.

Il y a cinquante ans, le 16 juillet 1942, la police française arrêtait treize mille Juifs étrangers dans la région parisienne. Ils devaient être entassés au Vel' d'Hiv ou dans le camp de Drancy. Les responsables n'ont toujours pas été jugés et les acteurs de la rafle se sont, à la libération, reconvertis au service de De Gaulle. Maurice Rajsfus est l'un des initiateurs de 1'Appel des 250 [initiateur de l'association Ras l'Front - NDLR]. Agé à cette époque de quatorze ans, il a échappé de justesse à la déportation qui le sépara à jamais de ses parents. Son livre Jeudi noir vient d'être réédité aux éditions Manya.

 

Tu as été témoin et victime de la rafle du 16 juillet 1942. Peux-tu brièvement nous en rappeler les circonstances ?

Maurice Rajsfus - Nous avons été été environ treize mille à vivre cette journée, Juifs immigrés pour les parents, nés en France pour les quatre mille enfants (donc Français, en vertu de la loi de 1927). Neuf mille flics français furent requis dans la nuit pour mener cette opération. Tous se sont comportés de manière brutale, cognant dans les portes et les enfonçant dans certains cas, sortant même parfois les armes pour empêcher toute tentative de fuite. Les arrestations ont été opérées le 16 juillet et ont partiellement repris le 17.

Avec mes parents, j’ai été arrêté le 16 juillet à cinq heures du matin. Nous savions, depuis des mois, que ces arrestations allaient se produire. Mais comme pour les arrestations du 14 mai 1941 (qui avaient été faites sur convocation dans les commissariats) et la rafle du 20 août 1941 dans le XXe arrondissement, personne n’envisageait que les femmes et les enfants soient emmenés avec les hommes.

On peut se demander pourquoi les hommes ne sont pas partis. La réponse est simple. Pour l’essentiel, les Juifs de l’immigration à Paris étaient des ouvriers, des artisans, des commerçants sans fortune – c’était le cas de mes parents qui vendaient des chaussettes sur un marché d’Aubervilliers -, il n’avaient pas d’argent, leurs noms dénonçaient leurs origines, tout comme l’accent slave très prononcé de beaucoup. Il leur était donc impossible de changer de nom, d’activité, de résidence.

On n’a pas suffisamment insisté sur le comportement des policiers, tous Français, je le rappelle. On leur trouve même une circonstance atténuante dans le fait qu’ils obéissaient à une consigne. Je pense, au contraire, qu’ils ont mené cette opération avec une certaine satisfaction. Ils ont agi avec les Juifs immigrés comme ils le font maintenant avec les Maghrébins, c’est-à-dire avec un comportement odieusement raciste, accompagné souvent d’injures et de gestes brutaux.

A Vincennes, qui n’était pas spécialement un lieu de peuplement juif, nous étions une centaine de personnes arrêtées. Nous avons été conduits dans un pavillon réquisitionné, près du bois de Vincennes. Nous étions gardés comme des prisonniers de droit commun, avec des flics à l’intérieur du pavillon, devant la porte du jardinet, des cars aux deux bouts de la rue... Durant toute la journée, on ne nous a rien donné à manger, ni le moindre verre d’eau. Nos gardiens ne répondaient à aucune de nos questions. Le soir, les autobus sont partis, l’un pour le Vel’d’Hiv avec les femmes et les enfants, 1 ’autre pour Drancy avec les couples sans enfant.
Là encore, les plates-formes étaient occupées par des flics français, dont certains avaient sorti leurs armes.

Les scènes furent à peu près identiques dans tout Paris. Mais, dans certains cas, il y eut des suicides, des femmes se jetèrent par les fenêtres et des policiers tirèrent sur ceux qui cherchaient à s’échapper. Quant aux conditions de détention au Vel' d’Hiv, je renverrais les lecteurs de Rouge au meilleur livre paru sur la question : La grande rafle du Vel' d’Hiv, de Claude Lévy et Paul Tillard, aux éditions Robert Laffont.

 

Avant la rafle, on avait obligé les Juifs à porter l'étoile jaune...

M. Rajsfus - L’étoile jaune montre la complicité non seulement des forces de l’ordre française, mais également de l’appareil industriel et commercial. La huitième ordonnance allemande, celle du 29 mai 1941, qui astreint les Juifs à porter l’étoile jaune en zone nord à partir du 7 juin suivant, est précédée d’un fait significatif. J’ai retrouvé dans les archives une offre de service, un devis, daté du 4 mai 1942, établi par une entreprise de négoce de tissu - Barbet, Massin et Popelin - qui propose à Theodor Dannecker [le responsable SS aux affaires juives en France, NDLR], la fourniture de cinq mille mètres carrés de tissu vieil or au prix de 21 francs le mètre carré. Cela veut dire que ce type d’entreprises avait été prévenu par la Gestapo trois semaines avant l’ordonnance. On peut donc supposer que plusieurs négociants étaient en compétition sur le marché. Il faut également préciser que les étoiles ont été confectionnées, en noir sur jaune, par une imprimerie spécialisée dans l’impression des tissus, la société Wauters
et Fils, qui exerce toujours ses activités. Ces étoiles étaient échangées contre des points de textile (approximativement la valeur d’un mouchoir pour une étoile) et elle étaient délivrées dans les mairies ou les commissariats de police. Il est donc clair que si l’ordre venait des nazis, l’administration française se chargea de l’intendance.

J’ajouterai que le jour de l’entrée en vigueur de l’ordonnance, il y eut environ deux douzaines de Français courageux qui se décorèrent spontanément d’une étoile juive ou d’une étoile fantaisiste. Ils furent arrêtés. Deux douzaines, c’est peu sur les vingt millions d’habitants que comptait la zone nord.

L’étoile jaune fut le signe avant-coureur de la grande rafle : tout le monde était marqué. Elle ne fit que précéder de quelques jours la neuvième ordonnance allemande, celle du 8 juillet, qui précisait les interdictions supplémentaires imposées aux Juifs : de paraître dans les lieux publics, de voyager ailleurs que dans le wagon de queue des rames de métro...

 

Comme tu Tas montré, la rafle fut organisée par les autorités françaises. Cela vient utilement
rappeler que la France de la Collaboration n’a pas seulement exécuté les directives des nazis, mais qu’elle les a souvent anticipées.

M. Rajsfus - Le terrain était fertile bien avant la Seconde Guerre mondiale. Dès l’été 1938, on avait mis en œuvre les décrets-lois Daladier visant les étrangers et imposant, dans certains cas, des numérus clausus dans les ateliers. Les fichiers établis en 1938, avec des couleurs différentes selon les professions ou les origines des étrangers, furent évidemment utilisables dans la répression anti- juive, dès que les nazis occupèrent la France.

Il existait une forte tendance xénophobe, en France, dans les années trente. Si les Juifs immigrés se déclarèrent comme tels quand l’injonction leur en fut donnée, c’est qu’ils ne voyaient finalement pas grande différence entre les décrets-lois Daladier et les premières lois xénophobes et raciales de Pétain, durant l’été 1940.

Le régime de Vichy a-t-il simplement exécuté les ordres des nazis ? En réalité, il prit des mesures visant les Juifs dès juillet-août 1940 : abrogation de la loi Crémieux qui faisait des Juifs d’Afrique du Nord des Français à part entière, accès interdit à certaines professions, ouverture de camps de concentration pour les étrangers, instauration du Statut des Juifs. Il faut d’ailleurs souligner que celui-ci va bien plus loin que les lois raciales de Nuremberg en 1935, dans la mesure où les nazis désignaient les Juifs par la religion (trois grand-parents de religion juive, cela faisait un Juif), alors que Vichy prend en considération la « race ». Il n’est pas négligeable de s’en souvenir après le non-lieu dont vient de bénéficier Touvier, qui absout Vichy de toute comportement d’allégeance envers l’occupant.

La police fut mobilisée dès l’arrivée des nazis. Comme je l’ai dit et écrit à de nombreuses reprises, s’il fallut des années pour que les nazis forment des Barbie, quelques jours d’occupation en zone nord furent seulement nécessaire pour que la police française passe, avec armes et bagages, au service de la Gestapo.

Cela ne concernait d’ailleurs pas seulement les Juifs. Un exemple en fait foi. Pendant l’été 1940, les communistes de zone nord étaient si persuadés que le Pacte germano-soviétique était solide, qu’ils ont fait apparaître au grand jour leurs militants et leurs structures. Effectivement, les nazis ne bougèrent pas. Mais les policiers, s’appuyant sur les décrets de septembre-octobre 1939, ne se privèrent pas d’arrêter les communistes. Il n’existait donc pas d’états d’âme, quel que soit le « gibier ». Il est simplement certain que les Juifs étrangers faisaient l’objet d’une haine encore plus forte.

Il est significatif que l’on n’enregistre aucun refus de participer aux opérations dans la police. Les archives ne signalent d’ailleurs aucun mouvement de révocation durant l’occupation nazie. Dans le bouquin de Lévy et Tillard, on apprend simplement qu’au lendemain de la rafle du Vel' d’Hiv, un policier du commissariat de Nogent démissionna. C’est le seul cas connu ! Il me revient, à ce propos, en mémoire ma rencontre avec un certain nombre de policiers ayant participé aux rafles. Je l’ai racontée dans mon livre, paru en 1982, Quand j'étais Juif. C’était au siège du syndicat des policiers, rue Tisserand, et j’avais devant moi cinq des participants aux rafles. Ils m’ont tous dit, très tranquillement, qu’ils avaient bien arrêté les Juifs immigrés comme on le leur demandait, mais qu’ils étaient résistants. Il y avait même trois communistes parmi eux... L’entretien a vite pris fin !

On dit maintenant que l’intégralité du corps, c’est-à-dire environ cent mille hommes, a résisté. A tel point que, le 19 août 1944, ils ont pris d’assaut la préfecture de police que
nul ne leur disputait. Depuis, ils sont décorés de la fourragère rouge.

 

Dans ton livre, tu dénonces l’engrenage de la lâcheté qui, à cette époque, imprégna le comportement des « Français moyens ». Tu évoques notamment l'attitude des machinistes de la RATP et tu écris cette phrase terrible : « La France profonde avait alors d'autres chats à fouetter que de se préoccuper deses Juifs. »

M. Rajsfus - A part quelques Français satisfaits qu’on débarrasse le pays des étrangers, prédominaient attentisme ou indifférence. Cela dit, il ne faut pas oublier qu’au moment où la répression des Juifs immigrés commença à battre son plein, plus d’un million et demi de Français
étaient prisonniers en Allemagne, on organisait la chasse aux communistes, aux gaullistes, aux francs-maçons voire aux «avorteuses» que l’on guillotinait... La France entière avait faim et froid, tout le monde avait la trouille et le désespoir était général. Dans ces conditions, pour beaucoup, la répression des Juifs n’était qu’un détail supplémentaire... comme dirait Le Pen.

Cinquante ans après, il est plus grave de penser que si, demain, un gouvernement Chirac, Le Pen, ou même un Marchand quelconque, mettaient à l’écart quelques centaines de milliers d’immigrés, la France profonde ne bougerait pas davantage qu’en juillet 1942. J’en veux pour preuve la réaction d’un vieil abruti qui demeurait dans cette rue où nous fûmes enfermés et que j ’ai rencontré quarante ans après. Je lui demandais ce qu’il avait ressenti lors de ces événements et j’obtins cette réponse : « Ce n'était pas notre problème. Les Juifs et les Allemands réglaient leurs comptes. »

 

1942-1992 : on retrouve bien des éléments de continuité dans la renaissance de la bête immonde, dans la réapparition des idéologies de haine raciale et de courants fascistes ou antisémites. La montée de Le Pen, contre laquelle est né l’Appeldes 250, n’en est-elle pas le révélateur ?

M. Rajsfus - Si on prend l’exemple de la police, un élément a de quoi inquiéter. Avant la guerre, et même pendant, elle n’était pas spécialement infiltrée par les idées fascistes. Elle exécutait. Maintenant, les idées du Front national font plus que traverser les corps de police. Des unités entières sont contaminées par l’idéologie de ce parti.

Les flics sont ce qu’ils sont, quelles que soient les époques. Selon la consigne, ils se comportent de la même manière. Ils peuvent balancer des manifestants maghrébins à la Seine le 17 octobre 1961, écraser huit ou neuf personnes au métro Charonne ou matraquer les étudiants en Mai 68. Il n’est même pas exclu que les mêmes flics aient pu participer aux rafles et se retrouver acteurs des événements que je viens de décrire. Pour comprendre cette continuité, il faut se souvenir qu’à la Libération, de Gaulle reprit l’intégralité du corps de police qui avait fonctionné sous Vichy - tout comme l’essentiel du corps des magistrats. Ce sont les comités d’épuration qui mettront à l’écart les plus pourris, environ quatre mille cinq cents hommes. Ceux-là formeront immédiatement, sous la direction du commissaire Jean Dides, « l’Amicale des épurés de la police » et ils seront réintégrés globalement en 1951, par le préfet socialiste Baylot. Ces braves gens récupéreront même leurs pertes de salaires comme l’avancement qui avait été bloqué et on retrouvera nombre d’entre eux dans l'état-major de la police en Mai 68. Voilà un détail exemplaire pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui.

Au-delà, on pourrait dire qu’il existe en France un « parti de l’ordre ». La cassure entre la IIIe République et le régime de Pétain s’explique par l’arrivée au pouvoir d’un certain nombre de gens qui voulaient prendre leur revanche sur l’affaire Dreyfus, l’école laïque, la perte du pouvoir de l’Eglise... Cette revanche sur la Gueuse, ce fut la « divine surprise » dont parlait Maurras. A la Libération toutefois, pour de Gaulle, il n’y avait qu’une urgence : conjurer la menace que représentait les éléments sortis des maquis, empêcher qu’ils assument les tâches de sécurité publique et conserver les institutions telles qu’elles étaient. Quarante ans après, on continue à en subir les conséquences.

 

Cela prouve bien que la mémoire est un élément indispensable au combat contre le fascisme. Mais comme tu l’affirmes dans ton bouquin, les commémorations peuvent en être les pires ennemis.

M. Rajsfus - Commémorer, cela consiste à mieux enterrer. Le cinquantenaire de la rafle du Vel' d’Hiv a un peu cette fonction. On va beaucoup en parler et on va oublier. Le 16 juillet, il y aura quelques dizaines de policiers arborant la fourragère rouge devant le Vel' d’Hiv. Cela voudra dire qu’on a tout oublié.

Pour moi, une des fonctions de ce cinquantenaire, c’est de faire un rappel à l’histoire. C’est de montrer que le 16 juillet 1942, il ne s’agissait pas de comportements hasardeux, que ces comportements ont continué, sans qu’ils aient évidemment eu des résultats aussi terribles, et qu’ils ont toujours cours.

A cet égard, je voudrais m’élever contre ceux qui parlent de l’unicité du génocide juif. Si ce dernier a été aussi monstrueux et organisé avec des méthodes industrielles, ce ne fut pas le seul génocide de l’histoire. A la limite, il n’y a pas besoin de police, ni de régime fasciste, pour faire crever chaque jour des milliers d’enfants dans le monde.

Propos recueillis par Christian Picquet