Publié le Vendredi 28 octobre 2022 à 08h00.

Russie : une « mobilisation partielle »… de classe

Quelques jours avant l’annonce de la mobilisation dite « partielle », les médias d’État ont prétendu que depuis février, « seulement » six mille soldats russes ont héroïquement perdu la vie, que tout se déroulait comme prévu et que l’ennemi serait bientôt vaincu. Pourquoi, alors, le milliardaire Prigojine fait-il des tournées des prisons pour y recruter des criminels pour son groupe Wagner ? Pourquoi mobiliser des centaines de milliers de civils sans expérience ? De toute évidence, les autorités tentent de résoudre leurs échecs politiques, diplomatiques, militaires et économiques aux dépens du sang des ouvrierEs.

Après la guerre avec la Géorgie en 2008, la réforme militaire visait à passer de l’armée de mobilisation du modèle soviétique à l’armée de réaction rapide, en réduisant progressivement le nombre de conscrits et en augmentant le nombre de soldats sous contrat. Aujourd’hui, l’armée compte plus de militaires sous contrat que de conscrits, soit 400 000. Mais pourquoi un tel manque d’engagement ? N’est-ce pas parce que, depuis trente ans, l’État se désengage de plus en plus de ses obligations, déclarant « ne rien devoir » ? 

Une opportunité pour les plus pauvres ?

Cependant, il y a ceux qui acceptent d’aller se battre en Ukraine. Provenant des régions pauvres, précaires et subventionnées où les salaires sont bas (les autorités attirent avec des avantages pour les militaires, des paiements qui peuvent être dépensés en règlement des hypothèques et des prêts) et où l’armée est la seule mobilité ascendante : les républiques de Daghestan, Sakha-Yakoutie (nord-est de la Sibérie), la Bouriatie (à la frontière mongole), la Tchouvachie et la Crimée. Ce sont les mêmes républiques d’où sont partis en février les soldats sous contrat.

À leur arrivée à l’unité militaire, les soldats découvrent qu’ils doivent se munir eux-mêmes de fournitures médicales et de certains équipements (sacs de couchage, sous-vêtements thermiques, sacs à dos, bottes), dont le coût total peut atteindre plusieurs centaines de dollars. Des vidéos circulant sur Telegram montrent des conscrits, qui n’avaient jamais tenu d’armes, être envoyés au front après quelques jours d’entraînement seulement ! 

Même dans les milieux pro-gouvernementaux (à l’instar du militaire Igor Guirkine), on commence à se rendre compte que la Russie ne dispose pas d’une prépondérance d’équipements et d’armements. Tout d’un coup, il s’est avéré que pour produire des armements, pour avoir des soldats motivés, il faut une certaine base économique et industrielle, ce qu’on a détruit avec détermination au cours des trente dernières décennies. La Russie de Poutine n’a pas les ressources qui pourraient assurer la victoire militaire ni l’infrastructure économique que les travailleurEs seraient intéressés à défendre.

Réticences à tous les échelons

Le fait de ne pas se présenter au bureau de recrutement expose à une amende, mais le plus souvent n’entraîne rien. De graves sanctions pénales ne sont réservées qu’aux déserteurs. C’est pourquoi au moins 300 000 personnes en ont profité pour partir au Kazakhstan, en Géorgie et en Finlande, les autorités laissent partir toutes et tous les dissidentEs potentiels. 

Il existe des dizaines de canaux d’aide et d’ONG sur l’application de messagerie instantanée Telegram, qui aident les personnes à échapper au service militaire ou à partir à l’étranger. Les militantEs des droits des peuples ethniquement non-russes affirment que la corrélation est celle de classe plutôt que celle d’ethnie. Car celles et ceux qui quittent le pays sont aussi celles et ceux qui disposent de moyens pour partir, la « classe moyenne ».

Parmi les factions de l’establishment du Kremlin, nous pouvons déjà observer les contours d’une lutte interne pour une Russie post-Poutine. Ainsi, certains (Kadyrov, Prigojine, entre autres) essaient de faire des militaires les boucs émissaires et les responsables de l’échec du Blitzkrieg et de la situation de crise afin de les écarter plus tard. Depuis le début de la guerre, on a vu le départ de milliardaires (Iouri Milner, Anatoly Tchoubaïs) qui ne sont pas d’accord avec la ligne de Poutine de rupture radicale avec l’Occident et qui ne veulent pas perdre leurs comptes dans les banques occidentales. Divergences aussi sur la nécessité d’une annexion rapide des régions occupées.

Bien que les autorités n’aient eu aucun plan ni stratégie dès le départ, les conséquences sont assez évidentes. Dans tous les cas, le pays va glisser plus loin vers l’autoritarisme, comme en témoignent les récentes arrestations des militants syndicaux Kirill Oukraïntsev et Anton Orlov. Dans une guerre, ce ne sont pas les soldats qui comptent, mais les économies.

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