Publié le Jeudi 25 mai 2023 à 08h00.

Le fascisme de Schrödinger et la fête brune

La tristement célèbre expérience mentale de Schrödinger1 illustre la nature mystérieuse de la mécanique quantique à partir de l’exemple d’un chat : ni mort ni vivant, il est une combinaison des deux, à des degrés divers. Les Turcs et les Kurdes sont dans une disposition comparable. D’un côté, convaincus que tout roule, que l’opposition s’est acquis suffisamment de soutien pour se débarrasser du gouvernement d’Erdoğan au terme des élections. De l’autre, ils se sentent au seuil d’une nouvelle « Kristallnacht ».

Cette attitude à la limite de l’état bipolaire est le symptôme du moment néofasciste que nous traversons partout dans le monde. Dans le contexte turc, il y eut d’abord un débat universitaire au début des années 2010, qui se prolongea pendant le soulèvement du parc Gezi en 2013 et après, pour savoir si le pays devait être caractérisé comme dictature « fasciste » ou comme autocratie populiste concurrentielle. Une décennie et une prophétie auto-réalisatrice plus tard, nous voilà dans un pays gouverné par une alliance de la faction la plus agressive, belliqueuse, esclavagiste et extractiviste de la classe capitaliste avec la petite bourgeoisie, alliance dont l’État capitaliste se fait l’écho.

Cette tendance est d’abord apparue avec la guerre en Syrie : elle se manifesta par des bombardements politiques, tuant nos camarades pris pour cibles, et prit sa forme durable après un auto-coup d’État qui faisait suite à un coup d’État militaire raté. Elle trouva sa plus parfaite expression dans un régime où les capitalistes et leur État accomplissent leurs crimes purs et simples au grand jour et à la vue de tous.

Fraude électorale, démoralisation et désillusion

L’analyse des élections en cours souffre du même sort bipolaire. D’une part, on assiste à une fraude manifeste et à une élimination d’électeurs et d’électrices dans une élection conduite par un régime autoritaire, immédiatement après le tremblement de terre. Il semble que les irrégularités électorales pourraient modifier les résultats de 2 à 3 % pour les deux camps (soit un différentiel de 5 % !). Ce serait manquer de respect envers les milliers de militantEs politiques en campagne en tant qu’observateurs contre cette fraude que de ne pas les mentionner. Ils et elles s’époumonnent à dénoncer les crimes dont ils et elles sont les témoins tout en étant la cible d’attaques physiques, en particulier hors des grandes villes, et demandent des recomptages.

Dès lors, impossible de se baser sur les données électorales existantes et de construire une analyse marxiste en bonne et due forme. Sans surprise, il en résulte une démoralisation générale dans les rangs de l’opposition. Démoralisation qui s’exprime dans la tragédie de cette lycéenne qui s’est suicidée dans le métro à Istanbul, laissant derrière elle une note où elle disait ne plus pouvoir supporter toute cette misogynie et cette pauvreté, et que les élections étaient son ultime espoir.

D’autre part, les promesses de jardins de roses sans épine faites par l’opposition n’ont conduit à rien. Leur analyse matérielle de la société turque et de l’État étaient erronée, comme l’étaient leurs sondages donnant Kılıçdaroğlu devant Erdoğan, avec plus de 52 %. Dans un geste de désespoir, ces jours-ci, ses dirigeants parlementent avec le diable (autrement dit, avec les nationalistes d’extrême droite qui ont obtenu 5,3 % des voix à la présidentielle et qui se trouvent en position de faiseurs de roi), tout en suppliant les Kurdes et les socialistes turcs de venir à leur secours en leur apportant leur capacité organisationnelle pour remplir les urnes.

La coalition autour d’Erdoğan

Pour commencer, le parti AKP au pouvoir (maintenant, État-parti) a toujours été une coalition intra et interclasse, tant sur le plan matériel et politique qu’au niveau des cadres de la bureaucratie d’État. Derrière son idéologie et son programme vaguement islamiste, le parti a toujours été une force pragmatique et flexible. La crise économique de 2001 a entraîné la chute de l’ancienne coalition entre centre-gauche (le DSP, prédécesseur du principal parti d’opposition, le CHP), centre-droit (ANAP) et extrême droite (MHP), coalition qui avait pourtant été à l’origine de l’ortho­doxie néolibérale (dont s’est servie l’AKP) destinée à contenir les effets de la crise. L’AKP — scission du Refah, « parti de la prospérité » islamiste-nationaliste traditionnel — profita de la vague de protestations des petits patrons d’entreprises et obtint 68 % des sièges parlementaires, bien que n’ayant obtenu que 34 % des votes en novembre 2002.

De 2002 à 2010, il entra dans des coalitions avec les acteurs suivants : le patronat conservateur des petites et des grandes entreprises cherchant à exploiter le plus possible les populations et les ressources d’Anatolie en imposant une discipline de travail très dure (et la monopolisation de toutes les interactions humaines), les chefs de grandes entreprises pro-UE (tant conservateurs que laïcs), des libéraux pro-UE, des résidus de partis de centre-droit, et les cadres de la confrérie islamiste pro-US de Fethullah Gülen2, dans la bureaucratie d’État (et notamment dans l’appareil sécuritaire). Cette coalition tira parti de la phase de forte croissance économique liée à l’orthodoxie néolibérale érigée par la coalition antérieure, des aspirations politiques des masses (les Turcs associant l’UE à la liberté et la prospérité, les Kurdes réclamant la paix et des droits collectifs), ainsi que du soutien tant de l’UE que des États-Unis, pour mettre l’opposition en difficulté et pour purger la bureaucratie du pouvoir judiciaire turc de ses rivaux (nationalistes, pro-eurasiens, laïcs).

Parallèlement, ils purgèrent les organisations du monde du travail en ayant recours à des réseaux de gangs et de confréries religieuses. Cette coalition toucha sa limite avec l’échec des aspirations pro-UE et avec la crise de 2008 qui fit voler en éclats l’orthodoxie néolibérale. Le noyau de l’AKP fut alors conduit à réorienter ses intérêts et à chercher une base matérielle ailleurs : extractivisme, bulle immobilière (appartements gentrifiés et grands travaux d’infra­structures autoroutières d’ambiance Troisième Reich), industrie d’armement (au service d’une politique étrangère agressive). Lorsque les intérêts matériels prirent une autre direction, les chefs des petites et grandes entreprises pro-occidentaux (conservateurs comme laïcs) et les libéraux se mirent à dériver les uns après les autres. L’effacement progressif de la coalition et de sa base devint plus apparent au moment du soulèvement de 2013 et de l’occupation du parc Gezi, des procès pour corruption de 2013 (des gülenistes), des élections et de la dissolution du processus de paix kurde en 2015, et de la tentative de coup d’État de 2016.

Ensuite, les manifestations kurdes de Kobane en 2014 et 2015 (Erdoğan fut battu et l’alliance gauche-Kurdes devint la troisième force électorale) tracèrent une ligne de fracture entre les rivaux capitalistes et l’État, et vit la formation d’une alliance politique contre-nature à l’extrême droite : le gang du 10 août. L’AKP regroupait à présent les nationalistes qui avaient été purgés (diverses factions des kémalistes, des pro-eurasiens, etc.), les partis d’extrême droite MHP et Hüda Par ; une coalition fasciste venue à la rescousse d’Erdoğan qui dut alors s’en remettre à eux. Ces derniers, également connus sous le nom d’Hezbollah kurde, sans lien avec l’organisation libanaise, se sont acquis la réputation de machine de terreur d’État contre les Kurdes dans les années 1990 et restent dans la mémoire collective pour leur carnage perpétré contre les Kurdes, femmes et enfants compris.

Cette coalition a maintenu l’implication active de la Turquie et de ses classes dirigeantes dans toutes les guerres menées à l’extérieur : invasion, de fait, du Rojava et du Nord de l’Irak, guerres par procuration en Libye, dans le Caucase, en Afrique de l’Ouest, en Éthiopie et au Soudan, à quoi s’ajoute une industrie de l’armement en pleine expansion, la course aux forages pétroliers dans l’Est méditerranéen et en mer Noire, et les trafics d’armes et de drogue aux mains de complicités mafieuses. En Turquie même, cette faction a mis en place la pire forme de discipline de travail : sites de production en circuit fermé pendant le Covid, substitution à la Chine face à la crise des chaînes d’approvisionnement à coups de manipulation monétaire et d’exploitation des réfugiéEs (notamment dans le secteur du textile, intensif en main-d’œuvre), et imposition d’une activité continue en soumettant les travailleurs à un régime de surveillance permanent pris en charge par des gangs ou des confréries mystiques (« tarîqat »).

Des purges régulières ont également permis d’éviter que les municipalités kurdes soient dirigées par des représentantEs élus. En présidant à une inflation officielle de 70 % (200 % selon d’autres sources) et à la pire crise du coût de la vie depuis 1915, cette coalition a suscité une contestation massive des mouvements de la jeunesse dans les grandes villes, la plus grande vague de grèves (officielles et spontanées) depuis les années 1980, et le plus gros renforcement de la gauche socialiste depuis les années 1990. Tout ceci n’a pas tenu dans la durée dans les conditions de la crise sanitaire, et la principale coalition d’opposition avait autre chose en tête.

Une opposition hétéroclite

En face, on trouve la coalition formée par le CHP (kémaliste et social-libérale), Iyi Parti (une scission de l’extrême droite aux accents de centre-droit) et Saadet, Parti de la félicité (ex-Refah, islamiste-nationaliste avec quelques thématiques sociales). Ils trouvèrent une fenêtre lors des élections locales de 2019, quand la crise monétaire, en cours depuis 2017, éveilla la colère des populations des grandes agglomérations. L’intervention conjointe de cette coalition au sein de la bureaucratie sécuritaire et le travail sans relâche des organisations populaires (OyVeÖtesi) supervisant le processus électoral ont permis de faire reculer sensiblement la fraude par rapport aux élections truquées de 2018.

La défaite d’Erdoğan à Istanbul entraîna une seconde élection et une seconde défaite plus nette encore. Un nombre croissant de cadres pro-occidentaux en vinrent à se dissocier de l’AKP, et deux nouveaux partis — DEVA (islam libéral) et Gelecek — apparurent et, en s’associant avec un autre parti de centre-droit traditionnel (Democrat), ils créèrent la célèbre Table des six (TOS). Au lieu de prendre l’initiative et de préserver cette dynamique politique, la TOS se contenta de capitaliser passivement sur l’érosion lente que faisait subir la crise économique à l’électorat de l’État-parti. Cette érosion fut plus lente en périphérie, dans les régions rurales où se trouvent les bastions de l’AKP, et où l’État-parti était en capacité d’acheter l’électorat avec une stratégie d’« économie électorale » et de petites concessions sur le salaire minimum, par exemple. L’État-parti tira le bilan politique des élections de 2019 en veillant à ce que la crise économique n’aboutisse pas à un chômage de masse propre à décourager l’électorat.

Sur le front idéologique, il a consolidé sa base en envoyant des signaux nationalistes avec l’ouverture de la mosquée Haghia Sophia et d’énormes mises en scène de puissance militaire accompagnées du message : « On peut avoir faim pendant une journée, mais on ne peut se permettre de perdre son pays ». Un refus pouvait y être opposé par la mobilisation politique de masse, mais la TOS a saboté les manifestations et les initiatives à la base du mouvement de la jeunesse et des travailleurs, leur demandant de patienter pour ne pas effrayer le capital et les cadres de l’appareil sécuritaire à même d’assurer une transition en douceur (à savoir, sans fraude électorale).

Toutefois cette stratégie fut un échec dès lors que l’État-parti était en capacité de renforcer la bureaucratie sécuritaire. Il fit très clairement savoir ce à quoi s’exposaient la TOS ainsi que la gauche turque et kurde lorsque des soldats se mirent à tirer à balles réelles et à lancer des grenades lacrymogènes au hasard dans des rues désertes de villes kurdes. Comme l’ont écrit Alexander Cockburn & Jeffrey St. Clair à propos des manifestations de Seattle en 1999, une génération ne peut surprendre et défaire l’État capitaliste en utilisant la même tactique deux fois.

L’État eut recours à de nouvelles méthodes de fraude électorale, en particulier dans les zones rurales et dans les secteurs frappés par le tremblement de terre, afin d’éviter toute nouvelle défaite face aux organisations populaires telles qu’OyVeÖtesi. De son côté, la TOS passa complètement à côté des enjeux de régularité électorale et n’a maintenant plus d’autre option que de faire passer les accusations de fraude pour du « conspirationnisme » afin de ne pas fragiliser la participation électorale tout en continuant de faire appel au soutien de ces mêmes militants locaux (qu’ils ont refusé d’écouter) au moment des élections. Au même moment, la TOS dût trouver un accord avec des nouvelles forces (toujours plus) d’extrême droite (coalition Ata, parti Zafer, Sinan Oğan et Ümit Özdağ). Ces nouvelles forces ont elles-mêmes été pourtant bien utiles à l’État-parti qui s’employait à détourner les critiques et la colère dues aux crises politiques liées à l’épidémie, au coût de la vie, puis au tremblement de terre, en s’en prenant aux réfugiéEs responsables de rien. Elles organisèrent de multiples pogroms, avec l’aide de l’armée de trolls de l’État-parti.

En résumé, la démocratie turque est plus que jamais en danger. Toutes les différentes nuances de brun ont obtenu les plus forts pourcentages de vote de leur histoire. Ce festival brun est alimenté par le pouvoir comme par l’opposition. C’est à croire que l’extrême droite fragmentée en Turquie se démultiplie par division cellulaire. La stratégie attentiste de la TOS est un échec complet. Le pronostic pour le second tour semble favorable à Erdoğan et, en tout état de cause, Kılıçdaroğlu ne l’emporterait qu’avec une très faible avance. Mais il est déjà entre le marteau (de la coalition fasciste de l’AKP) et l’enclume (de la coalition fasciste de l’ATA). La gauche turque et kurde retient son souffle.

Traduction de l’anglais par Thierry Labica

  • 1. Erwin Schrödinger, physicien autrichien, a imaginé en 1935 une expérience de pensée autour d’un chat, d’où son nom le chat de Schrödinger.
  • 2. Fethullah Gülen, prédicateur dont la confrérie dirigeait un réseau international d’écoles, d’hommes d’affaires, de médias et d’associations culturelles et humanitaires. Accusées d’avoir préparé le coup d’État du 15 juillet 2016, selon l’AKP, plus de 100 000 personnes ont été limogées des institutions publiques entre 2016 et 2021. 23 000 soldats ont dû quitter l’armée. 4 000 magistrats ont été renvoyés. Gülen vit aux États-Unis depuis 2016 (NDT).