Publié le Jeudi 25 mai 2023 à 08h00.

Une alliance malaisée à gauche

Les élections du 14 mai 2023 étaient attendues avec beaucoup d’espoir par la gauche turque. La possibilité de mettre fin au régime oppressif de l’AKP, qui dure depuis plus de vingt ans, pouvait lui offrir un répit ainsi qu’au mouvement kurde, dont des milliers d’activistes sont emprisonnés ou en exil. La principale attente était l’ouverture d’une démocratisation partielle.

C’est pourquoi la gauche turque, au sens large, a soutenu le candidat présidentiel de l’opposition lors de l’élection présidentielle, tandis que pour les élections législatives, elle s’est présentée avec une alliance distincte sous le nom d’Alliance pour le travail et la liberté. Cette alliance était constituée par le HDP (Parti démocratique des peuples, un parti de gauche issu du mouvement kurde), le TIP1 (Parti des travailleurs de Turquie, où nos camarades de la Quatrième Internationale sont actifs) et quatre autres formations de la gauche radicale.

« Un candidat qui pourrait gagner » ou « qui ne changerait rien » ?

L’Alliance pour le travail et la liberté a été créée bien avant les élections et, bien que définie comme une alliance de luttes et non comme alliance électorale, les élections ont dominé l’ensemble de son activité politique.

Sa stratégie initiale consistait à s’assurer que le candidat de l’opposition ne soit pas « trop » à droite, d’autant plus que l’élection présidentielle se déroulait entre deux candidats et constituait en fait une sorte de référendum. L’Alliance pour la nation, qui se compose du principal parti d’opposition, le parti social-libéral CHP, et de divers éléments de droite, visait en fait à présenter un candidat nationaliste et étatiste sous le nom de « candidat qui pourrait gagner ». En fin de compte, pour le mouvement kurde, cela signifiait un candidat qui ne changerait rien.

Pour ne pas avoir à soutenir un candidat un peu moins à droite contre Erdoğan au second tour, l’Alliance pour le travail et la liberté a déclaré qu’au lieu de désigner son propre candidat à l’élection présidentielle, elle pourrait soutenir l’Alliance pour la nation dès le premier tour si elle désignait l’actuel dirigeant du CHP, Kılıçdaroğlu. L’objectif était de créer une pression pendant le processus de sélection du candidat. Cette stratégie a partiellement fonctionné et, bien que la tendance dominante ait été de désigner un candidat de la droite au sein du CHP, l’attrait du soutien du mouvement kurde (environ 10 % de l’électorat) au premier tour a également affecté le processus de désignation du CHP.

Il n’était pas possible pour les socialistes et le mouvement kurde de désigner des candidats à l’élection présidentielle et de faire leur propre propagande. Cependant, la situation était différente pour les élections législatives. Ceci a donné lieu à d’intenses débats entre les partisans du TİP et ceux du HDP, les deux principales composantes de l’Alliance, et sur les réseaux sociaux, qui ont parfois failli aller à la rupture.

En Turquie, le seuil de représentation au Parlement est de 7 %, ce qui signifie que les partis mineurs ou les partis qui n’obtiennent que des voix régionales ne peuvent pas être représentés au Parlement. Cela rend les alliances encore plus importantes, car si vous faites partie d’une alliance, toutes les voix de cette alliance seront prises en compte dans le calcul du seuil de représentation. Pour l’Alliance pour le travail et la liberté, cette situation rendait possibles deux tactiques : soit les partis membres de l’Alliance participaient aux élections sous le nom de l’Alliance mais avec leurs propres noms et listes de partis, soit toutes les composantes de l’Alliance se présentaient sous le nom d’un seul parti et avec une seule liste.

Douleurs de la naissance

La principale attente du HDP, dont des milliers de militants sont en prison ou en exil, dont les maires élus ont été démis de leurs fonctions, était qu’Erdoğan perde l’élection présidentielle et que le nombre de députés de l’Alliance pour le travail et la liberté au Parlement rompe l’équilibre entre les deux autres partis. Ainsi, tout parti qui tenterait de faire passer quelque chose à l’Assemblée nationale devrait négocier avec l’Alliance pour le travail. C’est pourquoi l’Alliance devait chercher à obtenir plus de députés en se présentant sur une liste unique, au lieu que tous les partis membres se présentent aux élections sous leur propre nom.

La deuxième composante majeure de l’Alliance, le TİP, est un parti en construction, dont le nombre de membres a plus que décuplé au cours de l’année écoulée et qui a fait l’objet d’une attention particulière de la part de l’opinion publique d’opposition, notamment grâce aux déclarations radicales de ses porte-parole à l’encontre des représentants de l’AKP. Le TİP a choisi de se présenter aux élections sous son propre nom, car il s’agit de sa première élection — même s’il avait déjà 4 députés, élus en 1978 sur la liste HDP ou, dans un cas, venu du CHP (NDLR). C’était l’occasion de s’expliquer et de présenter son programme, et de rassembler ses propres soutiens. Les autres composantes se sont présentées aux élections sous le nom du Parti des Verts et de la Gauche. Cependant, le TİP a accepté de se retirer et de les soutenir dans certaines villes où l’élection du Parti des Verts et de la Gauche était incertaine.

Toutefois, une semaine ou deux après cet accord, des affrontements ont éclaté, notamment sur les réseaux sociaux, et parfois avec des responsables des partis. Alors que le Parti des Verts et de la Gauche déclaraient que cette tactique électorale leur ferait perdre leurs députés, le TIP a annoncé que ce ne serait pas le cas et qu’il s’était déjà retiré d’un commun accord dans des villes qui pourraient présenter des risques.

Mais les vraies raisons du débat remontent un peu plus loin. Il n’y avait eu aucun effort pour construire un parti politique socialiste de masse indépendant en Turquie depuis de nombreuses années, et le TIP se présentait pour la première fois, sans rompre l’alliance et la solidarité avec le mouvement kurde mais avec son propre programme indépendant.

À la suite de ces élections, pour la première fois depuis les années 1960, un parti socialiste a obtenu 1 million de voix et 1,7 % des suffrages (bien qu’il n’ait pas participé aux élections dans de nombreuses villes) et a porté le nombre de ses membres à 50 000, contribuant ainsi de manière significative à la construction d’un parti socialiste de masse. Par conséquent, nous pouvons en fait qualifier ces discussions de « douleur de l’enfantement » d’un nouveau centre socialiste, solidaire du mouvement kurde, mais qui a son propre programme indépendant. Bien entendu, les hésitations que ce nouveau parti pourrait connaître et les autres problèmes liés à la ligne politique qu’il suivra feront l’objet de controverses futures au sein du parti.

Traduction de l’anglais par Henri Wilno

  • 1. Le Parti ouvrier de Turquie, fondé en 2018, se revendique de l’héritage du TIP historique des années 1960 qui fut le berceau de la gauche turque. Fondé par une scission de gauche du PC turc après la révolte de Gezi, notamment concernant la solidarité avec le peuple kurde, le TIP est devenu la principale force révolutionnaire du pays.