Publié le Mercredi 13 avril 2022 à 11h31.

Retour sur la résistible ascension de Marine Le Pen

Sans surprise, Marine Le Pen sera au second tour de l’élection présidentielle, bénéficiant de la défiance de la population vis-à-vis du pouvoir de Macron et du rejet des partis traditionnels, avec une abstention en légère hausse.

L’effet du « vote utile » aura aussi pu jouer à l’extrême droite, en partie chez l’électorat tenté par la « nouveauté » de Zemmour (qui atteint tout de même 2 485 757 voix) et chez Dupont-Aignan (dont le score a réduit de moitié entre 2017 et 2022). À noter que Jean Lassalle, candidat difficilement classable, double largement ses voix, en récupérant probablement des électeurs d’Asselineau et de Cheminade. Avec 8 135 456 voix, Marine Le Pen augmente son score de premier tour de plus 400 000 voix en comparaison de 2017 (soit pour cette élection 16,69 % des inscritEs et 23,15 % des exprimés – contre 16,14 % des inscritEs et 21,30 % des exprimés au premier tour de 2017). À la précédente élection présidentielle, elle gagnait près de trois millions de voix dans l’entre-deux tours, pour dépasser les dix millions et demi.

Aléas de la stratégie électorale du FN/RN

Bien que prévisible, le résultat de Marine Le Pen n’est pourtant pas l’aboutissement d’un projet mené sans encombre. En 2018, lors du congrès de Lille qui aboutira au changement de nom du FN en Rassemblement national, la feuille de route en direction de la présidentielle commençait avec les européennes, puis les municipales, les départementales et les régionales. Comme autant de tremplins pour construire des alliances et travailler à son implantation, la séquence électorale articulait la stratégie du « clan Marine Le Pen ». Lancée avec un slogan fleurant bon les années mégrétistes (« On arrive »), la campagne du RN pour les européennes, menée par un tiers de députés sortants, un tiers de nouvellement promus, un tiers de ralliés récents venus de la droite, se soldait par un succès, en se plaçant très légèrement en tête. En fin de mouvement des Gilets jaunes, un renforcement de l’électorat du RN pouvait être envisagé. Le RN promettait alors un raz-de-marée municipal. Mais la pandémie vint troubler le premier tour et la stratégie préparée de longue date. Buté sur sa logique institutionnelle et électoraliste, le RN n’avait su traduire certaines aspirations des Gilets jaunes, dont plusieurs aspects pouvaient lui être favorables. En outre, la faiblesse militante de l’organisation, aggravée par des tensions internes, avait difficilement permis de constituer les 400 et quelques listes, malgré sa promesse d’aligner des candidatures « sérieuses ». Persuadé qu’il engageait sa mue en « parti de gouvernement », avec les régionales, l’appareil politique RN, grisé par les sondages, s’était heurté au réel de l’abstention. Considérant que son électorat n’avait pas disparu, Marine Le Pen maintenait tout de même la conviction de sa « bonne ligne », dans sa recherche d’un « vote d’adhésion » plutôt que d’un « vote de colère ».

Le phénomène Zemmour

Puis l’irruption inattendue d’Éric Zemmour est venue concurrencer Marine Le Pen. Les critiques internes du RN ont trouvé l’occasion de rompre avec la ligne qu’elle avait imposée au RN. Fortement médiatisés, les ralliements à Zemmour, un par un, n’ont guère pesé en termes électoraux. Bien que fulgurante, la dynamique militante indéniable de Reconquête n’a pas dépassé les secteurs politisés. Son attelage rassemble droite conservatrice de la Manif pour tous et dissidents en tout genre du FN. Les « profs avec Zemmour » auront donc au moins appris que le buzz sur internet n’est pas synonyme d’implantation politique (leur compte Twitter annonçait le 8 avril « Audiences TV ou vues sur YouTube : quand les sondages se confrontent au réel, le résultat est sans appel »). Avec ses quelque 7 %, la « reconquête » d’Éric Zemmour se limite à peine à celle des voix des Républicains, en devançant Valérie Pécresse de près de 800 000 voix. Le dépérissement électoral des Républicains se fait sûrement plus au bénéfice d’Emmanuel Macron (Fillon faisait, au premier tour en 2017, 7 212 995 voix, quand Valérie Pécresse n’en rassemble que 1 679 359).

La campagne de Marine Le Pen, faite de visites sur le terrain, a été plus modeste que celle d’Éric Zemmour. Certes, les bus floqués au portrait de la candidate, permanences roulantes pour un objectif de « 5 000 marchés », n’ont pas toujours rencontré les foules. Mais depuis longtemps, il existe une totale déconnection entre l’audience électorale de Marine Le Pen et la réalité de l’appareil politique et militant du RN, au bord de la cessation de paiement, pauvre en réflexion politique, avec peu de réels militants sur le terrain. Dès les prémices de sa campagne, Marine Le Pen a tablé sur le « pouvoir d’achat » pour s’affirmer comme opposante première à Emmanuel Macron. Les outrances d’Éric Zemmour lui ont permis, dès juin 2021, de se poser en « présidente de la paix civile et […] de l’union nationale » en engageant très tôt une campagne de second tour. Sa stratégie du « ni droite ni gauche » prétendument basée sur un « bloc populaire » contre un « bloc élitaire » s’oppose à une logique d’union des droites. Cependant ce « ni droite ni gauche », validé par les résultats électoraux de Marine Le Pen, s’est largement appuyé sur des porte-parole dont près de la moitié viennent de l’UMP et de Debout la France.

L’hypothèse Macron

Les partisans de l’union des droites, autour de Marion Maréchal, peu convaincus par l’avenir politique de Marine Le Pen, avaient trouvé en Éric Zemmour un porte-voix décomplexé. Leur stratégie visait à exploser les Républicains, tiraillés entre Macron et droite extrême. Leur potentiel électorat se limite à celui d’une « droite Manif pour tous », orpheline d’une représentation politique. Ce n’est certainement pas en direction du stock de voix zemmouriennes, plus ou moins assuré, que Marine Le Pen va lancer sa campagne de second tour. Au-delà de la nuance fondamentale entre le « ni droite ni gauche » et l’« union des droites », les programmes de Reconquête et du RN sont quasi identiques. Marine Le Pen va vraisemblablement maintenir son profil social, véritable supercherie, largement entretenue par ses propositions sur les retraites, pour tenter d’incarner le rassemblement contre la politique d’Emmanuel Macron et rallier les mécontents de tout bord.

Pour envisager les temps à venir, il est nécessaire de n’exclure aucune hypothèse. La première, un deuxième quinquennat de Macron est facilement anticipable, avec une réforme annoncée des retraites. Se joueront, en face, de cruciaux enjeux d’hégémonie sur l’opposition. Certes l’attelage derrière Zemmour est hétéroclite. Quelques tensions sont déjà apparues entre les « radicaux », souvent dissidents ou déçus du RN, et les ralliés des Républicains. Il n’est pas certain que la recomposition des droites extrêmes amorcée par Éric Zemmour parvienne à unifier jusqu’au Rassemblement national, dirigé sans partage par le « clan Marine Le Pen ». Si un bloc nationaliste parvenait à se structurer, combinant plus ou moins fortement Rassemblement national et Reconquête, s’ouvre une période difficile pour le mouvement ouvrier, déjà en reflux.

Cette période sera d’autant plus difficile que l’opposition au monde d’Emmanuel Macron n’aura pas été franche lors du second tour des présidentielles. Certes, sur la question des retraites, les partisans d’Éric Zemmour, qui prévoyait une réforme des retraites et un passage à 64 ans, pourraient ne pas se retrouver derrière les propositions de Marine Le Pen, visant à maintenir la situation actuelle. Mais les organisations d’extrême droite sont des partis caméléons, capables de moduler un discours politique selon l’enjeu démagogique du moment. Trop rapidement et trop systématiquement, les extrêmes droites sont analysées comme force supplétive à l’ordre bourgeois. Si elles jouent ce rôle à long terme, elles présentent aussi une dimension contestatrice, voire « de rupture », pouvant les amener à se positionner rapidement sur des terrains jusque-là désertés. Certes jusqu’à présent, mouvement social a rimé avec reflux de l’extrême droite. Pourtant, les épisodes d’attaques de cortèges progressistes, au sein du mouvement des Gilets jaunes, pourraient préfigurer une situation à venir, où la « gauche » se voit contestée, voire attaquée, sur son propre terrain de représentation des aspirations sociales et populaires. L’articulation de la nébuleuse violente, produit d’une « hooliganisation » de la jeunesse nationaliste, avec le dynamisme militant de Reconquête et combinée avec une assise populaire de l’électorat du RN, serait l’hypothèse la plus désastreuse pour les forces syndicales et politiques du camp du travail.

L’hypothèse Le Pen

La deuxième hypothèse, celle d’une élection de Marine Le Pen, ne doit pas être écartée. L’auto-persuasion sur l’incapacité de Marine Le Pen, soit à, mathématiquement, passer le second tour, soit à pouvoir faire quoi que ce soit si c’est le cas, relève d’un attentisme passif et démobilisateur. Au contraire, les agitations alarmistes sur le retour des heures sombres sont inaudibles et tout autant démobilisatrices. Nous devons réfléchir à partir de scénarios possibles pour appréhender le processus qui s’enclencherait. Les différentes combinaisons d’un ensemble de facteurs dessinent autant d’évolutions potentielles : majorité parlementaire, constitutionnalité des premières mesures, positions du patronat et perspectives offertes de profit pour certains secteurs, utilisation des outils répressifs déjà en place et rôle de la police, structuration politique de la majorité présidentielle, réactions des fonctionnaires, oppositions démocratiques, organisation des forces syndicales et politiques de gauche, etc. En l’absence d’un parti de masse, sans petite-bourgeoisie déchainée et mise en mouvement, le processus à l’œuvre diffère dans l’immédiat d’un schéma fasciste classique. Mais une élection de Marine Le Pen constituerait un pied d’appel pour un potentiel saut qualitatif délétère pour les exploitéEs et les oppriméEs.

Dans tous les cas, les mobilisations contre l’extrême droite se construisent dans la durée, en se préparant consciemment et froidement à toutes les perspectives. Malgré un retard fâcheux dans la construction d’une riposte unitaire cohérente, nous devons affirmer qu’« on sera là », « tant qu’il le faudra ».