Publié le Mardi 12 décembre 2023 à 11h00.

La seule chose qui importe à la société israélienne, c’est qu’un maximum « d’otages » soit libéréEs

Entretien avec Michel Warchawski

Michel Warchawski, journaliste et militant de la gauche radicale antisioniste et lié à la IVe Internationale en Israël, est l’auteur notamment de Un autre Israël est possible1, avec Dominique Vidal et Israël : chronique d’une catastrophe annoncée… et peut-être évitable2. Il nous raconte son point de vue depuis Israël et les grandes difficultés de la situation.

L’Anticapitaliste : Peux-tu décrire les forces en présence au pouvoir en Israël ?

Michel Warchawski : Actuellement, il y a un cabinet d’urgence, à cause de la situation à Gaza. L’opposition s’est provisoirement jointe au gouvernement. Mais le gouvernement israélien, tel quel, c’est l’extrême droite, représentée par Netanyahou, et l’extrême droite fasciste, représentée par Itamar Ben-Gvir.

Le Likoud, le parti de Netanyahou, est le parti de la droite traditionnelle. Il a été fondé par Menahem Begin, mais s’est encore fortement droitisée. C’était l’opposition de droite à l’époque où les travaillistes étaient au pouvoir. L’extrême droite radicale, de Ben-Gvir, est essentiellement un parti lancé par les colons les plus extrémistes et qui a eu des succès réels, notamment d’un point de vue électoral.

 

On dit souvent que ce gouvernement, c’est l’extrême droite, voire que ce sont des fascistes ou des nazis. Qu’est-ce que tu penses de cette caractérisation ? Est-ce qu’elle te paraît correcte ?

Non, je ne crois pas. Le fascisme, dans la tradition marxiste, est un concept très défini : un mouvement de masse, qui réagit à une crise institutionnelle grave, qui mobilise ces mêmes masses, souvent marginalisées, ou paupérisées, pour un changement de régime. Si on utilise le mot fasciste pour dire que c’est mauvais, que c’est puant, d’accord… mais ce n’est pas une définition suffisamment scientifique à mes yeux. On n’est pas du tout dans un contexte de fascisation en opposition à un mouvement ouvrier qui serait pusisant, car ce n’est pas du tout le cas aujourd’hui. Là, on est plus dans un cadre colonial que dans un cadre capitaliste « normal ».

 

Et du coup, le corollaire est qu’il y a encore des droits démocratiques qui permettent d’exprimer les divergences ?

Oui, encore qu’il y a un durcissement très net de la répression sous le prétexte de soutien au terrorisme, et on peut mettre n’importe quoi derrière ce terme. Le régime, ces dernières semaines, s’est extrêmement durci. Il y a toujours eu en Israël une liberté d’expression assez forte, mais c’est beaucoup moins le cas aujourd’hui. Je connais beaucoup d’amis qui n’écrivent plus sur leur Facebook car ils ont peur, par exemple.

 

Selon toi, qu’est-ce qui explique ces radicalisations vers l’extrême-droite, du point de vue des masses, mais aussi du point de vue de la classe dominante ?

C’est d’abord un choix politicard. Pour se maintenir au pouvoir, Netanyahou avait besoin d’une majorité et tout était bon pour l’avoir, y compris s’associer à des gens qui étaient considérés, même par parti de Netanyahou, comme des voyous qu’on ne fréquente pas. Mais il a besoin d’eux pour avoir la majorité, et se maintenir au pouvoir.

 

Est-ce que cela correspond à une aspiration dans la classe dominante ? Est-ce que celle-ci est très liée à l’impérialisme extérieur, ou est-ce qu’elle possède une autonomie d’action ?

Elle a une très grande autonomie d’action, mais elle est très dépendante des États-Unis d’Amérique. Je trouve une métaphore parlante : Israël est la queue et les Américains sont le chien, mais il s’avère ici que la queue peut faire bouger le chien.

 

Cette classe dominante a fait le choix de l’extrême droite, ou ce sont plus les combinaisons politiciennes qui sont à l’origine de la situation ?

Ce sont plus les combinaisons politiciennes. Si on prend ce qui est le cœur de la classe dominante en Israël, la high-tech, ce milieu n’est pas du tout dans la même option. Il est beaucoup plus globalisé, beaucoup moins dépendant, et il est même, parfois, hostile à la droite voyou et aux colons.

 

Il semble qu’il y a une grande différence politique entre ce qui se passe dans les colonies, l’état d’esprit des colons, et puis le reste de la société.

Je dirais qu’il y a trois éléments principaux dans la société. Le premier, ce sont effectivement les colons, qui ont un poids pas forcément essentiellement numérique – encore que ce soit assez substantiel – mais surtout un poids politique important. Il y a d’autre part ce qu’on appelle les villes de développement, ce qu’on appelle chez vous les banlieues sauf que chez nous, les banlieues sont à 50 km des grandes villes, et sont sous-développées par rapport au reste. Et puis il y a une nouvelle capitale intellectuelle et culturelle d’Israël, qui est Berlin ! Les intellectuels plutôt ouverts, plutôt progressistes, s’en vont à Berlin, qui est vraiment devenue la capitale intellectuelle d’Israël.

 

Et dans les colonies, il y a une radicalisation ?

Oui, clairement, si on peut être encore plus radical qu’ils ne l’étaient. Cette radicalisation se retranscrit par un regain de brutalité contre les villages palestiniens qui les entourent.

 

Les camarades algériens expliquent qu’il y a une dynamique particulière aux colonies de peuplement, dans les connexions entre la population colonisée et la population coloniale. J’aurais voulu savoir ce que tu penses de ça.

Ce n’est pas du tout le même cas de figure chez nous parce que les colonies françaises n’étaient pas collées à la France. Nos colonies sont dans le même espace que le reste du pays. Même si formellement il y a Israël et les territoires palestiniens occupés, en fait, c’est un même espace, une même police, et en ce sens-là, c’est pas du tout la même chose.

 

Est-ce que tu penses que des liens sont possibles entre colonisés et population du pays colonisateur ?

Il y a eu pendant longtemps un combat contre l’occupation mené en Israël et en collaboration, avec les palestinienNEs et leur lutte, et je dirais même une collaboration étroite pendant une bonne décennie. Aujourd’hui, c’est beaucoup moins le cas. Le peu qui existe encore se fait dans les relations politiques, même si elles se sont beaucoup réduites.

 

Netanyahou est fragilisé, que ça soit en termes parlementaires ou en termes politiques, avec le fait qu’une partie importante de l’opinion lui met les attaques du 7 octobre sur le dos. Est-ce que tu penses que ces critiques sont plutôt progressistes ou au contraire, elles peuvent être les prémices d’une nouvelle détérioration de la situation en Israël ?

Les positions qui s’expriment contre Netanyahou viennent autant de la droite que de la gauche, ou plutôt du centre gauche. Il ne faut pas oublier une chose : Netanyahou est avant tout un homme corrompu, avec trois chefs d’inculpation pour corruption contre lui. C’est un homme motivé uniquement par ses intérêts personnels. Il est fortement attaqué. Il l’a été avant la crise actuelle, et le sera tout de suite après. Tout le monde dit que le jour où la situation se calmera, « on règlera les comptes ». Et là, ça peut aller loin, dans sa propre coalition comme avec l’opposition.

 

Tu penses que la gauche peut tirer son épingle du jeu ?

Quelle gauche ? La partie de l’opposition qui peut faire tomber Netanyahou est le centre droit. À part ce qu’on appelle le bloc arabe, soutenu par quelques milliers de juifs, l’opposition est elle-même de droite. Mais pas corrompue, du moins, d’après ce qu’on en sait.

 

De chez nous, on voit passer beaucoup de textes, mais c’est sûrement un miroir déformant, de militantEs israélienNEs qui critiquent le sionisme, qui avancent sur un état unique et laïque et non discriminatoire. Est-ce que c’est vraiment limité à quelques intellectuelLEs, ou est-ce qu’il y a des courants militants qui se retrouvent sur ces positions ?

C’est très marginal dans la population juive. Et honnêtement c’est très français de se préoccuper d’un sujet qui n’est pas du tout à l’ordre du jour, celui de la solution. Un État, deux États, une fédération, qu’est-ce qu’on en sait ? On n’est pas du tout dans l’étape de la recherche de solutions, on est en plein problème. Et celle-ci se dessinera lorsque le rapport de forces changera, je pense qu’alors la solution s’imposera d’elle-même, quelle qu’elle soit.

 

Alors selon toi qu’est-ce qui est à à l’ordre jour ?

Aujourd’hui, l’urgence est de s’exprimer : d’abord parce qu’il y a une chape de plomb après le massacre d’IsraélienNEs qui a eu lieu dans ce qu’on appelle l’enveloppe de Gaza. La société n’ose pas s’exprimer, même sa partie progressiste ou ouverte. Aujourd’hui, on fait front, le discours hégémonique est qu’on est menacé, que le Hamas est la pire des choses, que ce sont des tueurs. Il y a donc aujourd’hui très peu d’expressions de solidarité avec les Palestiniens. Même si ça peut changer rapidement.

 

Il y a un accord pour une trêve limitée et des échanges de prisonniers. Est-ce ça peut ouvrir un espace pour la gauche en Israël ?

Non, on n’est pas dans une période d’ouverture pour une opposition, qu’elle soit de centre-gauche, à gauche, et certainement pas radicale.

La seule chose qui importe à la société israélienne, c’est qu’un maximum « d’otages » soit libéréEs. Et il y a un mouvement des familles, pas large mais réel qui demande que ce soit prioritaire : payer le prix qu’il faut, accepter les termes proposés par le Qatar pour libérer un maximum de détenuEs. Il y a un mouvement d’opinion qui s’exprime assez clairement.

 

Et qui selon toi est plutôt progressiste ?

Non. Tout mouvement qui demande de négocier et de faire un compromis, c’est mieux que ceux qui disent qu’il faut cogner et tout détruire, mais dire que c’est progressiste, c’est aller loin.

 

Il y a de petites manifestations en Israël. Est-ce que cela a un poids ?

Non, c’est très marginal. Les gens qui sont modérés en Israël s’expriment très, très peu, et ont peur. Il y a une chape de plomb fasciste et un nombre impressionnant de personnes ont été prises à partie – même s’il n’y a pas encore de procès – par les autorités et par la police pour s’exprimer sur Facebook.

 

Qu’est-ce que tu attends de ce qui peut se passer dans d’autres pays pour essayer de desserrer l’étau ?

Pour moi, la solution, c’est BDS : faire pression, exiger et obtenir des sanctions contre Israël. J’attends aussi que la Cour pénale internationale soit saisie pour crime contre l’humanité. Ce type de pressions peut avoir un impact. C’est la raison pour laquelle, pour moi, la campagne BDS reste extrêmement pertinente et importante. o

 

Le 22 novembre 2023, propos recueillis par Antoine Larrache

  • 1. Les Editions de l’Atelier, 2012, 176 p.
  • 2. Préface de Jean Ziegler, Éditions Syllepse, 2018.