Publié le Mercredi 14 juin 2023 à 11h04.

Le mouvement No TAV en Italie : une autre façon de vivre le territoire

Le mouvement No TAV (Treno ad Alta Velocità), s’opposant à la construction de la ligne à grande vitesse entre Turin et Lyon, naît en 1989, dans le Val de Susa, à l’ouest de Turin, avec la création du collectif « Habitat ».

Au début des années 2000, le TAV est progressivement inclus dans le « Corridor 5 » (Lisbonne-Kiev) du Réseau trans­européen visant à « accroître la croissance, la compétitivité et l’emploi » 1. D’abord censé augmenter les mouvements de passagers et touristes, ce méga-projet a ensuite été assigné au fret afin d’accélérer d’environ 1 heure la vitesse de déplacement des flux de marchandises pourtant en baisse depuis le début du 21e siècle.

Un projet écocide et inutile

Les 57 km de tunnels qu’on propose de creuser dans les Alpes, s’ajouteraient en effet à une ligne ferroviaire existante et actuellement sous-exploitée. Selon un grand nombre d’experts et d’acteurs associatifs et militants, les conséquences seraient désastreuses pour la région et ses 70 000 habitantEs : artificialisation de 1 500 hectares, pollution de l’air causée par l’uranium et l’amiante contenus dans les roches, expropriation des terres agricoles, déforestation, perturbation et assèchement des nappes phréatiques, fortes émissions de CO2…

Le mouvement des mouvements

Composé par les principales associations écologistes actives dans la région du Piémont (Pronatura, Legambiente, Italia Nostra puis WWF) et d’individus se reconnaissant dans ce courant, cet embryon contestataire s’organise rapidement dans le Val de Susa. Héritier du courant autonome, de l’extrême gauche et du pacifisme, contemporain de l’alter-mondialisme, rassemblant une diversité de tactiques et d’acteurs (allant de la gauche chrétienne aux militantEs anarchistes des squats en passant par les comités d’habitantEs) le mouvement No TAV est d’une rare complexité.

Si la dimension écologiste est prégnante, ce mouvement arrive très tôt à conjuguer les revendications liées aux inégalités sociales avec un autre impératif : celui de préserver le vivant. Il constitue ainsi une expérience cruciale dans le processus de prise de conscience autour de l’urgence de préserver les conditions de la vie sur terre. Des milliers de personnes de tous âges se sont battues pendant plus de trente ans pour protéger le Val. Elles se sont organisées pour surveiller les chantiers jour et nuit, ont utilisé leurs corps pour barrer la route aux bulldozers, coupé le fil barbelé pour saboter les débuts des travaux, investi le territoire pour le soustraire à l’occupation étatique et militaire. Dès l’origine, les revendications mêlent prises de position environnementalistes et réflexions politico-économiques. Elles s’attachent notamment à dénoncer, d’une part, la corruption de l’État et le rôle de l’association mafieuse calabraise la ’Ndrangheta dans la construction de l’infrastructure, et d’autre part, le coût exorbitant et le caractère inutile d’un projet considéré, dès les années 1990, comme obsolète.

En lutte depuis 1990

Nous pouvons identifier cinq phases historiques 2 principales.

La première de 1990 à 1995 : ProNatura et Habitat envoient un courrier au gouvernement pour exprimer leur opposition au projet et démarrent une campagne de sensibilisation. L’opposition se focalise sur l’impact environnemental : dommages irréversibles déjà causés par le tunnel du Fréjus, la pollution de l’air et la pollution acoustique due au passage de 280 trains par jour. La stratégie se fonde sur la diffusion de l’information, l’instauration d’un dialogue avec les institutions (souvent avec le soutien des maires opposéEs au projet) et des actes de désobéissance civile.

De 1995 à 2001, l’opposition se concentre sur les coûts de l’infra­structure et sur la structure économique et financière. C’est à ce moment-là que le logo No TAV est créé ainsi que le comité de lutte populaire de Bussoleno, formé par des personnes ayant un passé militant et ouvrant la voie à la création d’autres comités. En 2001, Berlusconi fait voter la « loi objectif » qui permet de transférer le pouvoir décisionnel des collectivités au gouvernement central pour les infrastructures considérées d’intérêt stratégique.

De 2000 à 2005, le mouvement s’élargit et s’intensifie. Le 25 octobre 2005 a lieu la bataille de Seghino, du nom du pont où les militantEs ont opposé leurs corps aux forces de l’ordre.

Le mouvement fait pour la première fois l’expérience de sa capacité à désobéir et à résister collectivement. La marche du 17 novembre 2005 constitue un autre temps fort : 80 000 No TAV occupent le territoire de Venaus dans lequel les travaux auraient dû commencer. L’État répond avec une forte répression policière en évacuant la zone. Le 8 décembre 2005, 70 000 No Tav reprennent Venaus.

Le début des travaux du premier tunnel provoque une occupation de six semaines dans le cadre d’un campement nommé « La République libre de la Maddalena » en référence aux Républiques partisanes qui luttaient contre l’occupation nazie-fasciste. Son évacuation est suivie par plusieurs manifestations et une marche de Venaus à Rome marquant l’entrée du mouvement No TAV dans ­l’espace public national.

Mobilisation exemplaire et symbolique contre le néolibéralisme

Entre 2006 et 2010, le mouvement acquiert une valeur symbolique internationale dans la lutte contre le modèle économique néolibéral et épouse également des revendications démocratiques. En 2006, le Premier ministre italien forme un comité technique (« Osservatorio Tecnico ») dont le président est un ancien membre du comité pro-TAV. Le comité présente un projet appelé FARE — « faire » en italien dont le déroulé signifie « chemin de fer alpin raisonnable et efficient » — qui propose une amélioration de la ligne existante, la construction d’un nouveau tunnel tout en soutenant la nécessité d’une nouvelle ligne. Les No TAV rejettent le projet. Dans cette période, le mouvement signe le National Pact for Solidarity and Mutual Aid, qui coordonne les travaux des communautés qui luttent contre ces abus. Une partie du mouvement devient plus radicale.

Chiodimonte et la répression

Enfin, cinquième période, à partir de 2010, le mouvement acquiert une forte conscience politique et développe différents moyens de lutte. En 2011, a lieu le premier Forum européen contre les Grands projets inutiles et imposés. Cet événement annuel s’est perpétué depuis sur différents sites comme celui de Notre-Dame-des-Landes. Une nouvelle confrontation violente a lieu après l’évacuation du « presidio » de Chiomonte, le mouvement appelle alors à une nouvelle manifestation nationale le 3 juillet 2011 contre le début des travaux. Dans ce cadre, l’État déploie 2 500 policiers et soldats et lance 4 000 grenades ­lacrymogènes sur les manifestantEs.

La très violente répression cause des centaines de blesséEs et une cinquantaine d’arrestations. À la suite de ces nombreuses actions de sabotage, ce territoire est déclaré zone militaire surveillée par la police et l’armée. En 2012, Luca Abbà, un agriculteur de 37 ans, mis sous pression par la police, chute d’un pylône électrique du chantier de Chiomonte où il était monté pour retarder les travaux et d’où il racontait les événements en direct sur Radio Black-Out. Les travaux ont continué avec le corps de Luca inconscient au sol.

En 2013, a lieu le maxi-procès contre 53 militantEs accusés de terrorisme. Mille procédures judiciaires sont engagées. Un nouveau modèle de criminalisation des opposantEs politiques par le droit pénal est mis en place contre les « mauvaisEs NoTAV » définiEs à travers la catégorie de l’« ­anarcho-
insurrectionnaliste »
et jugéEs non pas pour leurs actes mais pour leurs idées et leurs styles de vie. Mais le mouvement refuse de se dissocier des formes d’action jugées plus radicales : « si être black bloc signifie vouloir libérer la vallée du contrôle militaire alors nous sommes tous back bloc », déclare le mouvement dans la conférence de presse qui a suivi la confrontation du 3 juillet 20111.

Le mouvement s’essouffle

Le mouvement No TAV s’est progressivement affaibli. L’entrée au Parlement du MoVimento 5 stelle n’a pas modifié le rapport de forces. Historiquement contre le TAV, considéré comme « la mère de toutes les luttes », le mouvement du comique Beppe Grillo n’a pas réussi à empêcher le passage en force du gouvernement de Matteo Renzi, favorable au projet écocide. La présentation de la motion des 5 étoiles contre le TAV, promptement refusée par la Ligue de Salvini, est jugée par Alberto Perino, l’une des figures emblématiques du mouvement No TAV, comme une tentative pathétique de sauver la face.

Un immense héritage

L’occupation du Val de Susa, la création de nombreux « presidi » — prenant la forme de sites de contestation, de lieux d’échange et de démocratie — et le déploiement du répertoire de la désobéissance face à l’occupation des terres de la part de l’État et de ses forces armées, ont permis la construction d’une autre forme de vivre le territoire. Le No TAV devient presque une culture à part entière fondée sur l’autogestion et la participation démocratique. Les comités locaux sont reliés dans une coordination qui sélectionne les propositions des assemblées populaires. Les mots d’ordre du mouvement font du Val de Susa un sujet collectif qui résiste, qui vit et qui lutte. C’est une façon de donner un statut à la montagne pour ne pas la considérer uniquement comme une ressource à exploiter ; une manière peut-être aussi de retrouver le métabolisme entre l’homme et la nature dont Karl Marx signalait la rupture dès le début du capitalisme industriel.

Le mouvement a jeté les bases pour le développement de formes plus radicales et massives de lutte écologiste. Comme à Notre-Dame-des-Landes, une victoire permettrait d’avancer dans la confiance en notre capacité collective à renverser ce monde, à aller vers « une autre économie, un autre style de vie, une autre civilisation, d’autres rapports sociaux »2.

 

1 – Growth, competitiveness, employment The challenges and ways forward into the 21st century : White paper.

2 –

  • 1. Mauvaise Troupe Collective, The Zad and NoTAV, éditions Verso, 2018 (p. 82).
  • 2. André Gorz, Ecologica, éditions Galilée, 2008, 168 pages.