Publié le Dimanche 31 octobre 2021 à 20h00.

En Égypte, la France complice de crimes d’État

Extrait de « Ventes d’armes, une honte française », d’Aymeric Elluin et Sébastien Fontenelle1.

Le 16 octobre 2018, quelques jours donc après la déflagration de l’assassinat de Jamal Khashoggi, Amnesty International France publie un rapport accablant, démontrant que des armes vendues par la France se trouvent « au cœur de la répression » sanglante de l’opposition égyptienne, et demande, une nouvelle fois, que le gouvernement français respecte enfin les obligations juridiques qui lui interdisent de livrer des équipements militaires à des pays où existe « un risque substantiel que ces armes puissent être utilisées pour commettre ou faciliter des violations graves du droit international humanitaire ou relatif aux droits humains ».

« Utilisation abusive, flagrante et généralisée » d’armes françaises

Ce dense document rappelle d’abord qu’en sus des avions de combat et des navires de guerre qui lui ont été vendus en 2015, la France a également fourni à l’Égypte, depuis 2012, « des équipements de sécurité plus classiques, dont des véhicules blindés, qui ont joué un rôle direct et bien visible dans les violentes opérations de répression » menées par les autorités de ce pays.

Sur la base des observations directes effectuées sur le terrain en 2013 et après avoir analysé plusieurs dizaines d’heures de vidéo, plusieurs centaines de photos et de très nombreux autres supports visuels fournis par des organisations de défense des droits humains ou recueillis par des médias, Amnesty affirme avoir réuni de très nombreux éléments prouvant que les forces de sécurité égyptiennes ont eu recours, entre 2012 et 2015, pour écraser l’opposition, à des blindés de type MIDS et Sherpa fournis par la France.

Certaines de ces vidéos montrent notamment des policiers égyptiens tirant à balles réelles sur des manifestantEs depuis le couvert de ces blindés légers fabriqués par Renault Trucks Défense (RTD), dont plus de deux cents exemplaires auraient été livrés à l’Égypte, explique l’ONG, qui ajoute que « le manque de transparence et d’exhaustivité des informations communiquées par le gouvernement » français empêche de chiffrer leur nombre plus précisément.

Le rapport apporte des détails : le 14 août 2013, par exemple, des Sherpa ont été déployés un peu partout dans les rues de la capitale égyptienne par les forces de sécurité. Ce jour-là, près de mille manifestantEs ont été tués : jamais, dans l’histoire égyptienne moderne, la répression n’avait fait autant de victimes en une seule journée.

Interpellées par Amnesty International, qui leur demande des explications sur cette « utilisation abusive, flagrante et généralisée » de matériels vendus par Paris, les autorités françaises – qui refusent toujours de préciser le volume et la nature exacts de leurs ventes d’armes à l’Égypte – répondent qu’elles n’ont « autorisé l’exportation de matériel militaire à destination de l’armée égyptienne que dans le cadre de la "lutte contre le terrorisme" dans le Sinaï, et non pour des opérations de maintien de l’ordre ».

Glaçant principe d’irresponsabilité

Problème : la France, parfaitement informée de l’usage qui en était ainsi fait, a continué de livrer des véhicules blindés à la police égyptienne au moins jusqu’en 2014, et à « autoriser des licences à l’exportation de blindés, de pièces et de composants connexes jusqu’en 2017, bien après que des informations crédibles relatives à leur utilisation abusive » contre des manifestantEs avaient été produites.

Pire : « La France a également poursuivi ses livraisons après que les États membres de l’Union européenne eurent convenu, dans les conclusions publiées en août 2013 par le Conseil des affaires étrangères de l’UE et réaffirmées en février 2014, de suspendre les licences d’exportation vers l’Égypte de matériels utilisés à des fins de répression interne. »

Plus encore : la France, selon le même glaçant principe d’irresponsabilité, vend désormais des avions de combat Rafale à l’Égypte, dont l’armée de l’air a, selon Amnesty, « déjà mené à plusieurs reprises des attaques » aériennes « illégales ».

L’ONG demande donc que toute la lumière soit faite sur les conditions dans lesquelles « la France a continué de livrer des véhicules blindés à l’Égypte alors que cela lui est clairement interdit au regard de ses obligations internationales et européennes », et exhorte le gouvernement français à « cesser tout transfert vers ce pays de matériels susceptibles de servir à la répression interne, y compris des véhicules blindés, des armes légères, des équipements à létalité réduite et leurs munitions, utilisés pour assurer le maintien de l’ordre lors de manifestations et dans les lieux de détention ».

Cette supplication sera, pour une fois, suivie d’un – petit – effet : au mois de janvier 2019, Emmanuel Macron, en visite officielle au Caire, dira, lors d’une conférence de presse, que les armes françaises ne doivent pas être utilisées pour le maintien de l’ordre. Mais il n’ira tout de même pas jusqu’à décider de ne plus en vendre à l’Égypte, où les atteintes aux droits humains perdureront après ce fugace rappel…

Publié sur Basta !

  • 1. Sébastien Fontenelle et Aymeric Elluin, Ventes d’armes, une honte française, le Passager clandestin, septembre 2021, 192 pages, 14 euros.