Publié le Mercredi 16 novembre 2022 à 15h01.

Black Indians au musée du quai Branly : le costume est politique

La tradition est aussi méconnue que fascinante. Chaque année, à l’occasion des défilés du Mardi gras à La Nouvelle-Orléans, des groupes afro-américains descendent dans la rue vêtus de flamboyants costumes colorés de plumes et de perles qu’ils ont passé l’année à confectionner : ce sont les Mardi Gras Indians ou « Black Indians ».

Dans l’exposition que leur consacre le musée du quai Branly jusqu’au 15 janvier 2023, on apprend que cette tradition prend ses racines dans l’histoire raciste de la fondation des États-Unis : l’histoire de la colonisation et de l’extermination des populations natives d’une part, celle de la traite des esclaves africains et de leur exploitation dans les plantations du Sud d’autre part. Sur la place de Congo Square, à La Nouvelle-Orléans, les deux populations exploitées et opprimées par les Blancs se rencontrent. Ainsi naît au 19e siècle la tradition du « masking » qui perdure jusqu’à nos jours, forte de près d’une quarantaine de tribus.

Le destin partagé entre les descendantEs d’esclaves et des Native Americans

Revêtir le costume de Big Chief, Spy Boy ou de Wild Man, défiler en dansant au son des chants et des tambourins est avant tout une façon d’exprimer la conscience d’un destin partagé entre les descendantEs d’esclaves déracinéEs et les Native Americans, privéEs de leurs terres et de leur culture. La mise en parallèle, dans l’exposition, des costumes amérindiens et de ceux créés pour les défilés du Mardi gras, mais aussi d’objets témoignant de l’esclavage, souligne cette réappropriation de symboles et de pratiques culturelles dans la création d’une tradition nouvelle.

Malgré la splendeur des costumes, la mise en valeur de cette pratique dans le cadre d’une exposition de cette ampleur dans un musée national n’a rien d’une évidence. Car les Mardi Gras Indians, issuEs des quartiers noirs les plus pauvres et les plus ghettoïsés de La Nouvelle-Orléans, sont loin d’avoir toujours eu les faveurs des autorités, et en particulier de la police, le NOPD ayant la réputation d’être un département de police particulièrement raciste.

Un cri de fierté, un défi vis-à-vis de l’oppresseur blanc

Les interviews filmées qui parsèment l’exposition ou celles contenues dans le catalogue très complet qui l’accompagne montrent d’ailleurs que les Black Indians eux-mêmes n’ont longtemps pas cherché cette reconnaissance officielle. Issue des maisons de quartier, longtemps liée aux gangs, cette tradition se vit comme un cri de fierté, un défi vis-à-vis de l’oppresseur blanc. En témoignent d’ailleurs les paroles du chant traditionnel des défilés « Indian Red » : « We won’t bow down, not on the ground » (nous ne courberons pas jusqu’au sol).

La situation a cependant un peu évolué sur les dernières décennies. Sous l’influence notamment du Big Chief Tootie Montana, les tribus ont progressivement renoncé à la violence entre elles pour se concentrer sur l’aspect culturel, musical et esthétique des Mardi Gras Indians, sans renoncer à leur message politique et leur fonction sociale. Mort en 2005 d’une crise cardiaque en plein milieu d’un discours contre les violences policières, Tootie Montana a également contribué à faire changer l’image des Indians dans l’opinion publique : la multiplication de livres, films, séries qui leur sont consacrés en est un signe.

L’exposition présentée actuellement au musée du quai Branly fait la part belle à l’aspect politique de la tradition des Black Indians, aux pages les plus sombres de l’histoire de La Nouvelle-Orléans, de l’esclavage jusqu’à l’ouragan Katrina, qui a dévasté les quartiers les plus pauvres de la ville, ceux dont sont justement issus les Indians.

Une exposition fidèle aux messages politiques des Big Chiefs

Selon les vœux de la commissaire associée Kim Vaz-Deville, elle-même originaire de La Nouvelle-Orléans et participante de la tradition des Mardi Gras Indians, l’exposition essaie d’être fidèle aux messages politiques portés par les différents Big Chiefs qui ont été associés à sa préparation et qui ont confié leurs costumes.

À ce titre, on a un aperçu des débats les plus actuels au sein de ce mouvement, que ce soit la place des femmes dans une tradition longtemps très patriarcale ou le questionnement autour de l’appropriation culturelle par les descendantEs d’esclaves de la culture amérindienne. Ainsi, les costumes créés par le Big Chief Victor Harris, dit « Esprit de Fi Yi Yi », témoignent d’une volonté de se détacher de l’esthétique amérindienne pour revenir à une identité plus africaine, s’inspirant des costumes traditionnels et des masques de l’Afrique de l’Ouest. La présentation des costumes des « Baby dolls » et de leur histoire, issue de la participation aux Mardi Gras des femmes noires, travailleuses du sexe, au début du siècle, replace également les femmes au sein de cette tradition.

On pourra sans doute regretter de ne pas en voir plus sur le méticuleux travail de confection des costumes et leur pratique artisanale, qui représente des centaines voire des milliers d’heures, sur les matériaux et techniques utilisées, ainsi que sur les répétitions des chants. Mais le mérite de cette exposition, outre de rendre hommage à une culture singulière d’émancipation des Africains-Américains du Sud des États-Unis, c’est de nous donner envie d’en savoir plus. C’est l’occasion de se procurer le très bon catalogue de l’exposition, ou encore de (re)découvrir l’excellente série Treme (2010), qui met en scène au travers du prisme de la fiction les Mardi Gras Indians (entre autres) dans La Nouvelle-Orléans de l’après-Katrina.