Publié le Lundi 5 novembre 2018 à 08h47.

« L’art a plus de sens quand il interroge ou qu’il met en crise le sens, que quand il affirme »

Entretien. Dans le cadre du cycle « Mai 68 » de notre dernière université d’été, notre camarade Marie a demandé à Philippe Cyroulnik, critique d’art, militant de la LCR et toujours proche de notre courant, de nous éclairer sur l’apport de l’art à Mai 1968 et, au-delà, au rapport entre art et politique.

Tout d’abord, pour toi, quel est le champ du travail de l’artiste ?

Un artiste travaille sur la forme et le sens. Il peut y avoir des travaux formalistes qui ont un effet de sens que je peux trouver tout à fait pertinent ; et des œuvres qui travaillent sur le sens, c’est-à-dire sur la mise en forme d’une pensée ou d’un message, sans avoir finalement de portée réelle. 

Je pense qu’un travail a plus de sens quand il interroge ou qu’il met en crise le sens que quand il affirme. Il y a une force du négatif qui n’est pas comparable avec celle du positif, en particulier dans des situations conflictuelles historiquement. Cela dit, il est aussi possible de travailler la positivité sans disparaître sous les arcanes de la commande propagandiste – au sens où on perd la distance critique possible.

Que s’est-il passé dans l’art autour de mai 1968 ? L’art a-t-il joué un rôle sur le mouvement, et le mouvement sur l’art ?

Le monde artistique se mobilise avec les autres mais ne produit pas en tant que tel. La seule forme d’expression qui mobilise une pratique artistique durant le mouvement, c’est l’atelier populaire des Beaux-Arts. Mais son fonctionnement est surdéterminé par des impératifs liés aux mot d’ordre ou à une situation à dénoncer : il relève de l’agit prop. En plus, il a lieu dans le cadre d’un mouvement immédiat, et sur une période très courte – en gros du 6 mai à la fin juin. 

Cela donne des choses parfois intéressantes graphiquement, mais qui sont fortement surdéterminées par leur dimension didactique et pédagogique et peu par un souci de transformation des formes. 

Contrairement à 1917, il n’y a pas d’émergence d’un État ouvrier qui permet aux artistes de penser leur production dans une tout autre temporalité, et de manière déconnectée de la question du marché. Sur le plan de la production en tant que telle, je considère que le seul « moment artistique », ce sont les affiches de 68.

Si l’on s’extrait de la période stricte de mai 1968, quelles influences le mouvement a pu avoir sur les artistes, à plus long terme ?

Rappelons d’abord que Mai 68, dans le domaine culturel, s’inscrit dans un double processus plus large que le mouvement même de 1968. D’une part un processus de radicalisation des antagonismes et des conflits sociaux, de radicalisation politique du mouvement ouvrier, d’émergence de courants révolutionnaires ; et d’autre part un processus de radicalisation des formes artistiques, littéraires et musicales.

Pour ce qui est de la peinture, il faut citer des courants qui, sans nécessairement entretenir la même relation à la question du politique, ont en commun une radicalisation de leur attitude face à la notion d’œuvre d’art, qui passe par un processus de déconstruction des formes artistiques et revendique une radicalité politique au sens large du terme, et qui est affirmée comme telle par les artistes. Ce sont des courants aux États-Unis, qui se sont inspiré des avant-gardes historiques abstraites (constructivisme ou suprématisme de Dada) :

– les artistes conceptuels ou minimalistes ;

– les artistes néodadaïstes et une partie des artistes pop qui vont s’engager très tôt dans une interrogation à la fois sur la forme de la création et sur les représentations du monde.

Cette dynamique existe aussi en France avec deux courants : 

– un courant plutôt abstrait, qui revendique un travail de déconstruction de la production artistique et d’affirmation du fait qu’il y a une dimension matérialiste à la production artistique elle-même et que la réalité de l’art, c’est ses constituants, et que donc être matérialiste en art, c’est revendiquer un travail de réflexion, de production/réflexion sur le mode de production de la peinture ;

– un autre courant va s’affirmer du côté de la représentation : une volonté d’inscrire le réel dans le champ de la production sur un mode critique. Cela comprend des pratiques assez proches du réalisme socialiste, d’autres qui seraient celles d’un travail de réflexion critique sur le réel, jusqu’à ce que j’appellerais la nouvelle figuration ou ce qu’on a appelé la figuration analytique, une sorte de mise en crise du système de représentation ;

– le troisième domaine dans lequel l’art va intervenir, mais très progressivement, et même de manière postérieure au mouvement de 1968, surtout pour la France, c’est la question du corps et à travers la question du corps, celle du genre et du statut sexuel et du genre sexuel. Cela commencera d’abord par la question de l’identité sexuelle et ensuite par la question du genre, c’est-à-dire, « Qu’en est-il de la représentation des femmes dans le monde de l’art ? », du côté de l’art féministe, qui va recouper des réalités assez différentes. 

Les artistes se positionnent-ils par rapport à l’isolement de leur art ? 

Hanns Eisler – compositeur communiste – poussait, en 1928 « un cri de détresse du musicien moderne qui ne se fait pas d’illusions quant à l’isolement terrible de son art, qui ne se satisfait pas de mettre au monde une œuvre après l’autre pour le seul plaisir de produire, qui veut créer une œuvre vivante, mais qui répugne à procurer à quelques gourmets des plaisirs de plus en plus raffinés. »

C’est désespérant pour lui. Il y a une contradiction qui est quasiment insurmontable dans le cadre d’un ordre social divisé en classes. Mais parfois cela déborde sa marginalité dans la lutte. Ainsi l’affiche célèbre d’El Lissitzki, le Triangle rouge enfonce le cercle blanc, vient d’un dessin suprématiste beaucoup moins connu du « grand public ». Pour son Guernica, Picasso ne modifie pas son langage pictural. Mais le contexte de sa production et de son exposition en font une œuvre symbole.

L’irruption de mouvements sociaux transforme le mode d’expression des gens. Cela ne rend pas forcément les œuvres lisibles, mais cela fait que des choses qui se sont passées dans les avant-gardes ou dans les expériences artistiques contemporaines, passent dans le champ social et sont appropriées par les gens comme force d’expression.

Penses-tu que le devenir politique d’une œuvre est postérieur à l’œuvre ?

Oui, sauf quand tu es dans l’immédiateté d’une forme. Mais pour que des pratiques artistiques puissent s’inscrire dans le domaine social, il faut qu’elles soient prises en charge par le mouvement social, et/ou par l’État en train d’émerger, sans les réduire à un art d’État. 

Ce qui me semble possible en revanche, c’est de donner des outils aux gens. Tous les arts supposent un savoir-faire, dont on ne peut pas faire l’économie. Quand les maos disent « À bas l’art bourgeois, à bas l’écriture bourgeoise, etc. », ce sont des conneries : pour produire quelque chose, il faut en avoir le mode de production, quitte à en faire un usage critique ou à élargir le champ et son mode de production. Pour écrire de la musique, il faut lire des notes. Il y a une forme de musique qui part uniquement de l’écoute, mais ça n’est pas la forme unique. Ce que je trouve dangereux, c’est de dire que c’est la seule forme qui est possible parce qu’elle peut être appropriée par tout le monde. 

Les artistes ont-ils inclus cette ­problématique de la réception dans leur pratique ?

Certains oui ; mais je n’ai pas d’exemple de pratique d’artistes minimalistes ou conceptuels américains qui utilisent leur forme artistique pour produire des activités militantes ou de façon très limitée. Martha Rosler, par exemple, qui est la grande référence avec « la guerre retourne à la maison », son œuvre n’a eu à l’époque qu’une visibilité sociale limitée. Aujourd’hui, on commence à la voir. Mais, à l’époque, ce sont des collectionneurs privés qui l’accueillent et, aujourd’hui encore, c’est dans des collections privées qui appartiennent à des entreprises qui ont peut-être participé à la guerre au Vietnam. C’est comme les photographes qui photographient les sans-papiers, et dont on retrouve ensuite les photos chez des marchands de biens qui sont peut-être aussi des marchands de sommeil.

La question, ça n’est pas de savoir si on photographie ou pas des sans-papiers. C’est : que fait-on au moment de la vente ? Quand tu as été amené à travailler avec des gens, est-ce que quelque chose leur est restitué ? Je finis par trouver obscène que l’image, au lieu de mettre à jour la souffrance et la violence du monde, l’esthétise et donc la dépolitise. Peut-être aussi faut-il considérer que certaines doivent entrer prioritairement dans des collections publiques. 

Un dernier mot autour de 1968 ?

Pour moi, la plus belle œuvre de 68, c’est la Reprise. C’est un film apparement très « simple » qui consiste en un plan séquence sur cette ouvrière qui refuse de rentrer aux usines Wonder après la grève. Je pense que c’est l’image de 68 : c’est l’image d’un combat, d’une défaite et d’une résistance. Ce refus de la défaite, ce refus de baisser les bras, de lâcher la grève, tous les films du monde pourront en parler, mais personne ne résiste à ces dix minutes de film. C’est un chef-d’œuvre absolu et bouleversant. Ça dispense d’une « belle histoire » sur la dictature du prolétariat, le taux d’exploitation, les méchants patrons.