Publié le Vendredi 1 juin 2012 à 18h50.

La décroissance, poil à gratter de l’écologie radicale ?

Depuis une dizaine d’années, le terme de décroissance a fait son apparition à une grande échelle, et est au cœur de nombreux débats de l’écologie politique. Le succès du terme, ainsi que les limites, mais aussi les apports, des mouvements s’en revendiquant doivent être une source permanente d’interrogation quant à la pertinence d’une écologie radicale ou d’un projet écosocialist

Les origines de la décroissance sont à chercher en amont de la décennie passée. Parmi les éléments fondateurs communs à la mouvance décroissante, le rapport du club de Rome de 1972, dit rapport Meadows et intitulé Halte à la croissance ?1, introduit l’idée de croissance zéro, éveillant la conscience quant au caractère intenable pour le maintien des écosystèmes d’une croissance économique illimitée. Dans une veine proche, les travaux de l’économiste roumain, Nicolas Georgescu-Roegen, en transposant les lois de la thermodynamique dans la sphère économique, cherche à insérer le métabolisme des activités humaines dans le temps long de la biosphère. Pour lui, nous vivons dans un univers clos aux ressources limitées, et chaque ponction de ressources constitue un prélèvement irréversible, d’où l’inéluctabilité de la fin de l’espèce ou de la planète.

Ces prémisses seront ensuite enrichies par des penseurs qui ne feront pas appel aux sciences dures ou à l’économie, mais plutôt à une critique de la société occidentale et de l’occidentalisation du monde, destructrices non seulement des écosystèmes, mais plus largement des sociétés autres, qui refusent la modernité occidentale et développent d’autres pratiques sociales. L’anthropologue Serge Latouche a beaucoup œuvré pour cette critique de l’occidentalisation et la promotion de la décroissance2, s’inspirant notamment de la pensée d’Ivan Illich, prêtre et penseur en vogue dans les années 1970, en particulier grâce à sa critique de l’école3, et qui retrouve une seconde jeunesse à travers le succès de la décroissance. D’autres penseurs sans doute moins connus se font les défenseurs de la décroissance, et développent leurs idées dans plusieurs publications ou associations, telles que Entropia, L’écologiste, Casseurs de pub, La décroissance, le Sarkophage, Silence, l’association « La ligne d’horizon – Les amis de François Partant », le « manifeste de l’après-développement », les sites www.decroissance.org ou www.apres-developpement… .

Cette multiplicité d’espaces se revendiquant de la décroissance (sans parler des mouvements politiques proprement dits sur lesquels nous reviendrons) illustre l’hétérogénéité d’une mouvance, avec des acteurs qui peuvent mettre l’accent plutôt sur telle ou telle dimension, en lien avec des projets politiques plus ou moins explicites. Est-il alors possible de se mettre d’accord sur une définition commune de la décroissance ? Selon les animateurs du site de l’Institut d’études économiques et sociales pour la décroissance soutenable, « la décroissance est une politique préconisant une décroissance économique des pays riches, surtout, la décroissance vise à une sortie de l’économisme (envahissement de toutes les dimensions sociales et humaines par l’économie) » et elle s’oppose « aux tenants du développement durable qui affirment pouvoir conjuguer la croissance économique et la protection de l’environnement » 4. Si cette définition semble simple, elle a le mérite de cibler trois questions cruciales :

o Le système dans lequel nous vivons est basé sur une profonde inégalité structurelle entre grandes régions du monde, qui appelle une responsabilité des puissances économiques vis-à-vis des peuples du Sud ; le principe de reconnaissance d’une dette écologique historiquement construite du Nord envers le Sud découle de cette idée, idée qu’on peut traduire également par l’analyse d’un développement inégal et combiné sur lequel repose la mondialisation capitaliste. Le risque existe cependant d’homogénéiser les régions du monde, en faisant des pays du Nord des pays riches dans lesquels tous les individus seraient redevables de la misère imposée au Sud.

o L’économisme peut être l’autre nom de la marchandisation, qui effectivement envahit de plus en plus rapidement toutes les sphères, tous les temps et tous les espaces des activités humaines. Reste à déterminer s’il faut juste remettre l’économie à sa place, et surtout de quelle économie on parle. La réticence parfois de Serge Latouche à faire la critique du capitalisme sous prétexte que celle-ci aurait déjà été faite, et bien faite, comporte le risque de ne pas cibler exactement la source de nos problèmes. Or, s’il est nécessaire de dénoncer la contamination de la société par l’économie, c’est bien parce que c’est de capitalisme qu’il s’agit.

o Le système économique et idéologique en place n’est aveugle ni à un certain nombre d’aspirations ni aux limites qu’il génère. D’où l’émergence dans la seconde moitié des années 1980 du concept de développement durable censé marier aspirations capitalistes et protection de l’environnement5. Depuis, la défense d’un capitalisme vert n’a fait que croître et a pris différentes dimensions : utilisation de mécanismes marchands pour préserver les équilibres climatiques, quantification économique des biens naturels, développement d’une industrie de biens « verts » (notamment pour les énergies renouvelables) par les mêmes multinationales qui polluent chaque jour... La préparation de la conférence Rio+20 en juin prochain au Brésil se fait ainsi sous l’égide de l’économie verte6. Cette critique du développement durable est pleinement justifiée, par contre une polémique existe avec certains défenseurs de la décroissance quant à la pertinence d’une critique de l’idée de développement même.

Ces trois piliers de la pensée décroissante peuvent être complétés par une profonde critique du consumérisme associée à une remise en cause de l’idée de richesse telle qu’elle est communément admise, ainsi qu’une critique de la technique, dans la mesure où celle-ci n’est pas neutre mais participe d’un système de domination techno-scientifique et économique7 ; la solution aux problèmes posés à et par l’humanité n’est donc pas à chercher dans un joker technologique8.

L’émergence des débats autour de la décroissance au début des années 2000 illustre donc la volonté, après cinq ans de participation gouvernementale des Verts, de renouer les fils d’une critique écologiste, sans s’en remettre aux technocrates/techniciens de l’écologie politique. Associée à une critique de l’aliénation marchande, elle permet de (re)poser certains débats, y compris des débats stratégiques sur les façons de changer le monde, qui peuvent parfois faire écho à des penseurs bien connus des militantEs altermondialistes. Par ailleurs, la critique décroissante s’accompagne de propositions, et c’est notamment autour des questions de relocalisation des activités humaines et de revenu inconditionnel d’autonomie qu’elle marque le plus les débats à gauche.

Pour autant, malgré un succès idéologique indéniable dans une partie des réseaux militants écologistes, la mouvance décroissante souffre d’une faiblesse organisationnelle certaine, et d’un éclatement des mouvements qui s’y réfèrent. Cela est certes lié à une volonté de repenser la façon de faire de la politique et de militer, sans s’inscrire nécessairement dans des collectifs politiques stricto sensu ; ainsi l’expérimentation d’autres modes de production, de consommation, d’habitat, etc., participe pleinement de la décroissance. Mais pour les mouvements à vocation plus politique, électorale ou non, cet éclatement en différents groupes numériquement très faibles nuit à leur visibilité. Du Mouvement des objecteurs de croissance (MOC) au Parti des objecteurs de croissance (POC), en passant par le parti pour la décroissance (PPLD), il n’est guère aisé de repérer les lignes de clivage et les différences d’orientation des uns et des autres. Ce qui conduit certains décroissants à chercher à s’allier ou à peser sur les autres composantes de la gauche radicale, NPA, Front de Gauche, voire EéLV. C’est peut-être d’ailleurs là que la décroissance trouvera sa place : non pas à partir de mouvements ou de partis décroissants chargé de défendre une idéologie précise, mais en collaborant avec d’autres cultures politiques, afin de les enrichir d’une approche de l’écologie radicale et sans concession.

Vincent Gay

1. Ce rapport, dont le titre original en anglais était Les limites de la croissance, a été mis à jour en 1993 et 2004, et préconise une stabilisation des activités économiques et de la démographie.

2. Voir entre autres : L’Occidentalisation du monde : Essai sur la signification, la portée et les limites de l’uniformisation planétaire, La Découverte, 1989 ; Survivre au développement : De la décolonisation de l’imaginaire économique à la construction d’une société alternative, Mille et Une Nuits, 2004 ; Le pari de la décroissance, Fayard, 2006 ; Vers une société d’abondance frugale : Contresens et controverses sur la décroissance, Fayard/Mille et Une Nuits, 2011.

3. Une société sans école, Le Seuil, 1971.

4. www.decroissance.org

5. Ce terme a été popularisé en 1987 par le Rapport Brundtland, Notre avenir à tous, rédigé pour la Commission mondiale sur l’environnement et le développement de l’ONU.

6. Voir sur le site du sommet des peuples à l’occasion du sommet officiel Rio+20 : http://rio20.net/fr/ l’appel «La nature est un bien commun, pas une marchandise. Non à leur économie verte ! »

7. Un des inspirateurs des décroissants en la matière est Jacques Ellul qui a développé une critique du système technicien.

8. Pour un exposé plus détaillé des débats et controverses autour de la décroissance, voir Stéphane Lavignotte, La Décroissance est-elle souhaitable, Textuel, 2010.

9. On pense notamment à Miguel Benasayag (Abécédaire de l’engagement, avec Béatrice Bouniol (2004), Bayard) ou John Holloway (Changer le monde sans prendre le pouvoir, Syllepse, 2008).

10. La question du revenu inconditionnel mériterait de longs développements. à lire sur le sujet : Baptiste Mylondo, Un revenu pour tous. Précis d’utopie réaliste, Utopia, 2010, Michel Husson, « Droit à l’emploi et RTT ou fin du travail et revenu universel ? », http://hussonet.free.fr/…, Cahier de l’émancipation Pour le droit à l’emploi, Syllepse, 2011.

11. Difficile de se prononcer plus avant pour l’ensemble de la société. Cela dit, la multiplication des expériences alternatives, la volonté de court-circuiter les réseaux marchands traditionnels, notamment via les Amap, entrent en résonance avec les principes de la décroissance.

  1. Le dernier livre de Paul Ariès, qui a beaucoup fait pour la popularisation de la décroissance, essaye ainsi de synthétiser les traditions socialistes et son approche de l’écologie. Cf. Pour un socialisme gourmand, La Découverte, 2012.