Publié le Lundi 7 novembre 2022 à 16h20.

Seine-Saint-Denis : « Pour certaines femmes l’avortement n’est pas gratuit et c’est déjà un premier critère d’accessibilité »

Entretien avec Alice et Gaëlle, du Planning familial 93, au sujet de leur enquête, menée en 2021, sur l’accès à l’avortement dans le département de la Seine-Saint-Denis.

Quels sont les objectifs de l’enquête, dans quel contexte a-t-elle été organisée ?

C’est une vieille enquête. Elle date des années 1990 et avait pour objectif, à la base, de vérifier l’effectivité de l’accès à l’IVG et de l’application de la loi sur l’IVG sur notre territoire (le 93). Comme pour toutes les lois, il ne suffit pas d’une loi il faut aussi la faire appliquer et mesurer comment on l’applique pour que ce droit puisse être effectif. En 1990, quand elle a été menée pour la première fois, l’idée c’était de la réitérer tous les deux ans, ce qui n’a pas toujours été possible. Là, elle n’avait pas été faite depuis 2017 et on devrait théoriquement la refaire l’année prochaine.

Les chiffres des IVG pratiquées en France en 2021 restent stables : autour de 223 300 selon la DREES. Dans le 93, il y a entre 8 000 et 9 000 IVG chaque année, avec pas mal d’établissements qui pratiquent les IVG : sept cliniques privées, six hôpitaux et deux centres municipaux de santé (CMS). Les CMS qui ont été intégrés à l’enquête sont les deux seuls qui pratiquent les deux types d’IVG (médicamenteuse et instrumentale). Tous ces hôpitaux et cliniques disent pratiquer les deux types d’IVG.

Pouvez-vous nous parler de ces deux types d’IVG ? Les femmes ont-elles le choix ou est-ce lié à des questions « médicales » ?

Dans le cadre de l’enquête on parle d’IVG instrumentale (sous anesthésie générale ou locale) et d’IVG médicamenteuse. Le seul critère pour réaliser une IVG médicamenteuse est la durée maximale de 9 semaines d’aménorrhée. Les autres sont pratiquées de 9 à 16 semaines sans critère de santé, sauf contre-indication à l’anesthésie générale.

Théoriquement, le choix est laissé aux femmes et à toutes les personnes qui en ont besoin, mais dans la pratique les établissements vont plutôt proposer l’anesthésie locale. L’anesthésie générale nécessite un bloc et un rendez-vous préalable avec l’anesthésiste. Dans plusieurs établissements, il y a de moins en moins de créneaux de bloc pour les IVG. L’anesthésie locale peut se faire en cabinet ou même hors centre de santé : elle s’est pratiquée au Planning familial 93 pendant longtemps.

Au total, les choses sont plutôt déterminées par le temps. Quand les délais sont rallongés, les femmes vont choisir la méthode la plus rapide même si ce n’est pas celle qu’elles avaient choisi au départ. Quand une femme a décidé d’avorter, elle veut que ça aille vite, malgré le fait que cela signifie être seule, à domicile, lors d’une partie de l’IVG. En théorie, une femme a le choix sur la méthode mais dans la pratique il est aussi dicté par des contraintes qui ne sont pas celles des femmes. Dans les faits, on parle beaucoup moins aux patientes de l’IVG instrumentale, et une place beaucoup plus importante est laissée au choix du médecin. L’autre contrainte principale est le coût d’une IVG instrumentale, surtout dans le public, en lien avec la difficulté de recrutement des médecins dans cette spécialité. Il y a un glissement : l’IVG instrumentale est de moins en moins proposée.

Qu’en est-il plus globalement de l’accès à l’IVG en Seine-Saint-Denis ?

En réalité, il est compliqué de donner une grande tendance. Il y a des difficultés qui sont pointées dans les résultats de l’enquête : hormis la maternité des Lilas (qui est vraiment complètement à part), les établissements privés ne pratiquent plus l’IVG ou alors de manière très discrétionnaire — et surtout uniquement pour leurs patientes régulières. À l’accueil il n’y a aucune évaluation de la situation de la personne qui appelle… La simple question de savoir de quand datent les dernières règles ou les derniers rapports « à risques » n’est parfois même pas posée. Et il y a là-dessus de grosses disparités entre public et privé. Si, par exemple, je suis proche de la fin du délai légal et qu’on ne me pose pas la question avant de me donner le rendez-vous, je peux me retrouver à n’avoir plus le droit d’avorter en France. En moyenne, 5 000 femmes sont encore contraintes, chaque année, d’aller avorter à l’étranger — ce qui coûte très cher, en moyenne 1 095 euros.

Il y a aussi des établissements dont on n’a pas pu avoir les résultats ou, en tout cas, pas de résultats fiables. On a estimé que si l’accueil est défaillant, une personne qui souhaite avorter peut renoncer. Par exemple, quand elle appelle trois fois, laisse sonner sans obtenir de  réponse, elle cesse, d’autant que les appels sont surtaxés et leur coût n’est pas pris en charge dans le remboursement…

On dit que dans la loi l’accès à l’IVG est pris en charge à 100 %, une loi de 2012 vient renforcer cette gratuité. Quelle réalité ?

Dans le secteur public, la question de la gratuité est acquise. On peut souligner que, par rapport à l’enquête de 2017, c’est beaucoup plus clair. On n’a pas eu non plus de retour de patientes (ce sera peut-être le cas) qui sont allées dans des hôpitaux publics et qui ont eu des problèmes avec le « forfait IVG ».

Et dans le privé, l’IVG est-elle prise en charge à 100 % ?

Pas du tout. On a même recensé des appels dissuasifs, de secrétaires médicales, qui disaient : « Je vous annonce qu’il va falloir avancer 180 euros ». Qui ne seront pas remboursés. C’était clairement pour dissuader de prendre un rendez-vous. Alors il faut nuancer : dans certaines cliniques, on n’a pas eu de réponses donc on ne sait pas, mais pour les autres on a souvent eu des annonces de tarifs « hors forfait » très importants. Parfois on fait également payer et avancer les frais dans les cabinets d’échographie alors qu’une codification spécifique devrait s’appliquer. Pareil sur les dépassement s d’honoraires. Donc pour certaines femmes l’avortement n’est pas gratuit et c’est déjà un ­premier critère d’accessibilité.

Quel remboursement pour les personnes étrangères ? Sans-papiers ? Les personnes mineures ?

Normalement l’avortement est considéré comme un soin urgent : cela veut dire que si une femme majeure, quel que soit son statut, même sans AME ou couverture sociale, se présente à l’hôpital (on lui conseillera donc plutôt le public) on doit pratiquer son IVG de manière gratuite sans avance.

Pour les mineures, la loi dit qu’il n’y a pas besoin de l’autorisation parentale, que c’est possible d’avorter sous le secret et que la seule obligation c’est d’être accompagnée par un ou une majeure de son choix. Dans notre enquête une des situations présentait une jeune femme qui souhaitait avorter mais qui n’avait pas d’accompagnante (ce qui peut être souvent le cas). On voulait savoir s’il y avait des procédures mises en place dans les hôpitaux dans cette situation, mais également nous assurer que les éléments étaient donnés de manière précise. Par exemple, il existe chez les mineures un délai de réflexion de 48 heures obligatoire (qui était de 7 jours jusqu’en 2016, et il n’existe plus depuis chez les majeures). Certains établissements n’ont aucune solution ; d’autres essayent d’en trouver avec la jeune. Certaines cliniques privées par contre ne connaissent pas du tout la loi.

Toute personne qui a besoin d’une IVG a droit au secret : qu’est-ce que cela veut dire ?

Souvent on pense que le secret concerne seulement les mineures. Pas seulement. Pour de nombreuses femmes, par exemple victimes de violences conjugales, physiques ou psychologiques, le secret est important. Il est de droit de demander que l’acte n’apparaisse pas sous sa description sur les décomptes de remboursements de la Sécu, de ne pas recevoir de lettres ou de factures à son domicile, que son nom n’apparaisse pas sur les procédures et actes... C’est la loi. Dans les faits, c’est respecté mais c’est compliqué, les procédures ne sont pas toujours automatisées et il peut y avoir des « erreurs ».

Propos recueillis par Manon Boltansky