Publié le Mercredi 20 juin 2018 à 10h35.

68 en France et dans le monde

A en croire un certain nombre d’« anciens combattants » et les analyses déversées par les médias, Mai 68 aurait été une sorte de nettoyage de printemps du capitalisme. Eh bien non ! 68 dans le monde a été un immense mouvement de révolte contre une société oppressive et exploiteuse, et le 68 français a vu en outre la plus grande grève générale de l’histoire de ce pays.

Le 18 janvier 1968, la grève commence dans l’usine Saviem à Caen, puis s’étend aux entreprises de l’agglomération. Le 24 janvier, le préfet envoie les gendarmes mobiles déloger dans la nuit les piquets de grève. Les ouvriers décident de demander des comptes et de marcher sur Caen. Face aux « forces de l’ordre », les plus jeunes grévistes sortent de leurs poches des boulons et commencent à les lancer.

Depuis quatre ans, les Etats-Unis bombardent le Vietnam. En 1968, 500 000 soldats américains sont sur place pour soutenir le régime anticommuniste du Sud. Les 30 et 31 janvier (au moment de la fête du Têt), le Front national de libération lance par surprise une offensive contre une centaine de villes.

« I am a man » (je suis un homme) : le 12 février 1968, 1300 travailleurs du service de la voirie de Memphis, noirs dans leur quasi totalité, se mettent en grève pour obtenir la reconnaissance de leur syndicat. Martin Luther King vient les soutenir ; le 4 avril, il est assassiné.

La solidarité avec le Vietnam galvanise la jeunesse du monde (en France, elle fait suite au soutien à l’indépendance algérienne qui a radicalisé des franges militantes et permis de tisser des liens au-delà des appartenances organisationnelles). Le 18 février, à l’appel de l’organisation étudiante SDS, des milliers de manifestants venus de toute l’Europe se rassemblent à Berlin, notamment une importante délégation française emmenée par la JCR (Jeunesse communiste révolutionnaire) et les ESU (étudiants du PSU). Le 11 avril, Rudi Dutschke, dirigeant du SDS est grièvement blessé par balle.

En France, les étudiants se mobilisent depuis la rentrée 1967 contre le plan Fouchet de sélection à l’université. Par ailleurs, un mouvement a démarré dans plusieurs résidences universitaires contre les conditions de vie et des règlements intérieurs archaïques. L’université de Nanterre est à la pointe du mouvement. La police y intervient. Xavier Langlade, étudiant à Nanterre et militant de la JCR, est arrêté suite à une action contre la guerre au Vietnam devant l’American Express ; le 22 mars, un meeting de solidarité pour sa libération et le droit à l’expression politique à l’université est organisé à Nanterre.

1968 fut d’abord un mouvement international et une révolte contre l’ordre de Yalta, dans lequel la bourgeoisie capitaliste d’un côté, les bureaucraties héritières du stalinisme de l’autre, se partageaient le monde pour exploiter et opprimer.

A l’Est, Pologne, Yougoslavie et Tchécoslovaquie voient émerger les aspirations populaires à un socialisme autre que sa caricature stalinienne. Dans leur « Lettre ouverte  au Parti ouvrier polonais », Kuron et Modzelewski dénoncent le « socialisme des directeurs » et soulignent que « la révolution antibureaucratique est l’alliée naturelle du mouvement révolutionnaire dans le monde ». A l’Ouest, l’impérialisme américain a soutenu le coup d’Etat des colonels grecs en avril 1967, intervient à sa guise en Amérique latine, fait de la Corée du sud soumise à la dictature et du Japon des bases arrières de son intervention au Vietnam.

 

Les mystificateurs

Après d’autres, Sarkozy a fait un cheval de bataille de la critique réactionnaire de Mai 68 : « je propose aux Français de rompre radicalement avec l’esprit, avec les comportements, avec les idées de Mai 68 » (discours du 27 avril 2007). Depuis la fin des années 1970, il est par ailleurs habituel de voir réduits « les évènements » au geste d’une « génération », et d’expliquer que le terrain a été ainsi déblayé pour la modernisation de la société et de l’économie, la libération de l’individu…

L’historienne Kristin Ross souligne que 68 est ainsi réduit à une « histoire officielle (…) qui affirme que la société capitaliste d’aujourd’hui, bien loin de symboliser le déraillement ou l’échec des aspirations du mouvement de Mai, représente au contraire l’accomplissement de ses aspirations les plus profondes ».1 Les tenants de cette lecture se divisent en deux camps, ceux qui s’en félicitent bruyamment et ceux qui semblent le regretter. Parmi les premiers, on trouve ceux que Guy Hocquenghem dénonçait en 1986 comme  les « ex-gauchos, ex-contestataires, ex-révoltés, ex-maris toujours en divorce de Mai 68 »2, et dont on se contentera de citer les deux macroniens en vogue, Cohn-Bendit et Goupil. Mais il y a aussi ceux qui semblent le regretter. Comme Régis Debray et, dans un genre plus frelaté, le philosophe réactionnaire Jean-Claude Michéa. Dès 1978, Debray qualifiait Mai de « contre-révolution réussie » et écrivait que « Mai 68 est le berceau de la nouvelle société bourgeoise » car « la bourgeoisie se trouvait politiquement et idéologiquement en retard sur la logique de son propre développement économique ».3

Kristin Ross dénonce à juste titre cette opération de substitution qui s’appuie sur un Mai dont le projet se réduirait à quelques graffitis sur les murs et à un déroulement exclusivement parisien. Elle démonte point par point l’argumentation qui oublie la grève ouvrière et le fait qu’elle se soit prolongée à travers tout le territoire au moins trois semaines après le fameux protocole de Grenelle du 27 mai. Ce même « récit » jette aux oubliettes les centaines de blessés hospitalisés et les cinq morts au moins4du côté des participants au mouvement, dont Gilles Tautin à Renault-Flins et deux ouvriers de Peugeot-Sochaux, Pierre Beylot et Henri Blanchet. A ce propos, l’historienne Ludivine Bantigny5 relativise l’« humanisme » du préfet de police de Paris, Maurice Grimaud, dont la lettre aux policiers (du 29 mai, soit près d’un mois après le début des  affrontements) n’a nullement mis fin aux brutalités policières.

68 en France et dans le monde fut un mouvement de protestation contre l’ordre ancien dans toutes ses dimensions, exploiteuses et oppressives. Certes, il y eut des particularités nationales. La brèche du 68 tchécoslovaque a été ouverte par la crise économique, les contradictions de la bureaucratie et la force des jeunes et des travailleurs. Le 68 américain, qui a eu de fortes dimensions culturelles, a été marqué par la lutte des Afro-américains (qui eurent des dizaines de morts durant les émeutes consécutives à l’assassinat de Martin Luther King) et la guerre du Vietnam. On pourrait multiplier les exemples.

 

La spécificité du 68 français

Ce qui fait la spécificité du 68 français (et également de l’Italie) est la jonction du mouvement étudiant et de la grève ouvrière. En mai-juin 1968, la grève générale se construit et diffuse par la base, sans mot d’ordre national ni constitution d’un Comité central de grève comme en novembre 1947. Lors d’un colloque organisé par la CGT en mai 1978, les dirigeants confédéraux, René Buhl et Georges Séguy, ont justifié cette démarche par une volonté démocratique. René Buhl déclarait ainsi que « non, il n’y a pas eu de mot d’ordre national, les décisions du bureau confédéral et du CCN de la CGT ont été fondées sur le choix d’un processus démocratique, laissant aux travailleurs le soin de décider avec leurs organisations syndicales. C’est le même processus qui a été mis en œuvre pour la reprise du travail ». Ce à quoi il est possible de répondre : « cette soudaine humilité antibureaucratique est commode. Laissant aux travailleurs et à leurs organisations syndicales la responsabilité de l’initiative locale, elle laisse aussi aux directions nationales les mains libres pour conduire à leur gré les négociations. »6

C’est ce qui s’est effectivement produit au cours de discussions de près de 64 heures où la délégation de la CGT posait des « préalables » (abrogation des ordonnances de 1967 sur la sécurité sociale, échelle mobile des salaires…) avant d’y renoncer (l’abrogation des ordonnances devient ainsi un « engagement » gouvernemental à une discussion au parlement…). L’aboutissement est un document sans titre dont les points forts sont la hausse du SMIG et la reconnaissance du droit syndical dans l’entreprise. Le gouvernement le considère comme une victoire. Outre que peu avait été cédé, ainsi que l’écrira Edouard Balladur (alors membre du cabinet du Premier ministre, Pompidou) : « la France entière constate que le Premier ministre était parvenu à trouver des interlocuteurs, les avait réunis, avait su s’entendre avec eux ; c’était un fait accompli, la preuve que le gouvernement était encore en vie, que les syndicats reconnaissaient son existence et acceptaient son autorité ».7

La CGT confédérale présente de manière positive le résultat des négociations et se trouve confrontée au refus des grévistes (en premier lieu à Billancourt) ; les grèves continuent. Les négociations aussi : le 28 juin s’ouvrent des discussions sur la Fonction publique (Pompidou avait obtenu que les pourparlers de Grenelle ne la concernent pas), conclues le 2 juin par un relevé de conclusions.

 

Une reprise n’ayant rien de spontané

Le pouvoir reprend la main sur le terrain politique avec l’annonce par De Gaulle, le 30 mai, de la dissolution de l’Assemblée et de l’organisation d’élections législatives. Immédiatement, le PCF annonce qu’il y participera. L’Humanité du 6 juin titre « Reprise victorieuse du travail dans l’unité ». Dans ce contexte, la CFDT confédérale ne sait pas vraiment ce qu’elle veut, parcourue d’orientations différentes, oscillant et partagée entre mouvementisme, espoir dans la gauche non communiste, méfiance vis-à-vis du PCF et défense (surtout à la base) des revendications (ce qui la fait apparaître comme plus radicale que la CGT dans les entreprises).

Quant à la direction de la CGT, elle suit le PCF et tente d’organiser le reflux du mouvement. Lors du Comité confédéral national du 13 juin, Georges Séguy parle de la grève au passé alors qu’elle se poursuit dans bon nombre d’entreprises.8 La dénonciation anti-gauchiste redouble et le 11 juin, le décret de dissolution des organisations révolutionnaires ne suscite pas la moindre protestation du PCF et de la CGT.

Le pouvoir, quant à lui, s’organise. Le 21 mai, à Paris, les véhicules de la voirie sont débloqués et l’armée prend en charge le ramassage des ordures. Le 31 mai, les piquets sont évacués devant les dépôts pétroliers, armée et police escortant les camions citernes. L’armée organise un service postal. Les directions d’entreprise tentent de passer à l’offensive au nom de la « liberté du travail » et prétendent organiser des votes sur la reprise dans le dos des syndicats. Début juin, la police intervient à Flins et à Peugeot-Sochaux. Pourtant, la mobilisation continue, chez les travailleurs comme chez les étudiants (diverses initiatives communes sont organisées). La grève se poursuit, entreprise par entreprise, et permet aux salariés d’arracher des concessions supplémentaires non négligeables.

 

Aller plus loin ?

Une dernière question se pose pour ce 68 français : était-il possible d’aller plus loin ?  Dans un article récent, Isaac Johsua souligne que « l’enjeu » de 68 était avant tout l’ébranlement d’un pouvoir et d’une société archaïques. Pour lui, les limites du mouvement renvoient  largement à l’hétérogénéité entre les aspirations des étudiants, futurs techniciens et cadres,  et la réalité de la « classe ouvrière traditionnelle (…) forgée et éduquée par le despotisme d’usine. Cette classe ouvrière, qui s’est affirmée pendant le mouvement de mai-juin comme l’opposant le plus formidable à la bourgeoisie était aussi, en quelque sorte, le symétrique de la société d’ordre que combattait le mouvement. D’où, une incompréhension qui ne découlait pas seulement de la prégnance du PCF ou de problèmes de langage. »9

On peut discuter de cette vision de la classe ouvrière, de ses aspirations et de sa politisation, mais une telle représentation de Mai 68 fait surtout largement abstraction de la politique et des orientations en présence (en premier lieu, celle de la force hégémonique au sein de la classe ouvrière, le PCF). Si tout n’était pas possible, « d’emblée l’action des responsables politiques et syndicaux visait à limiter les potentialités du mouvement au lieu de les développer (…) En 1968, le mouvement était assez puissant pour qu’il fût possible de s’engager dans une autre voie, d’explorer d’autres horizons. Ceux qui, à différents titres, eurent les responsabilités décisives, refusèrent de tenter ces possibles ».10 Accepter d’emblée les élections, pousser à la reprise du travail n’était pas une obligation. Quels autres enchaînements politiques et sociaux auraient pu en résulter, nul ne le sait : « l’action politique révolutionnaire ne suit pas une route droite dont les étapes et le terme sont connus d’avance. »

 

Henri Wilno

  • 1. « Mai 68 et ses vies ultérieures », Agone, 2010.
  • 2. « Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col mao au Rotary », Agone, réédition 2014.
  • 3. « La démocratisation du narcissisme », L’Express, propos recueillis par Christian Makarian, publié le 07/05/2008.
  • 4. Alain Delache et Gilles Ragache, « La France de 68 », Seuil, 1978. Pour sa part, l’historienne Michelle Zancarini-Fournel décompte 7 décès.
  • 5. Ludivine Bantigny, « 1968. De grands soirs en petits matins », Seuil, 2018.
  • 6. Daniel Bensaïd et Alain Krivine « 1968, fins et suites », La Brèche, 2008.
  • 7. Emmanuelle Giry, in « 68, les archives du pouvoir. Chroniques inédites d’un Etat face à la crise », L’iconoclaste, 2018.
  • 8. Xavier Vigna, « L’insubordination ouvrière dans les années 68 », Presses universitaires de Rennes, 2007.
  • 9. « Mai 68. Cinquante ans déjà… Quelques éléments d’analyse », Contretemps n° 37, mai 2018.
  • 10. Daniel Bensaïd et Alain Krivine, op. cit.