Publié le Jeudi 7 août 2014 à 07h47.

Réformisme et chauvinisme : l’impuissance du mouvement ouvrier face à la guerre

La question de la guerre, débattue dans le mouvement ouvrier dès sa structuration, s’est faite particulièrement pressante avec la montée des tensions entre puissances européennes à partir de 1905 (opposition franco-allemande pour le contrôle du Maroc), et surtout 1912 (guerre des Balkans).

L’opposition à la guerre est alors au cœur des préoccupations tant de l’Internationale ouvrière que des mouvements anarchistes et syndicaux, mais la question du « comment » divise. Contrairement au mouvement anarchiste qui défend la grève insurrectionnelle et les sabotages pour empêcher les mouvements de troupes, le mouvement socialiste se refuse à proposer des modes d’action clairs.
Lors du congrès de Bâle, fin 1912, alors que des manifestations pacifistes se multiplient, le texte final ne propose rien de concret en cas de déclaration de guerre. En fait, deux lignes s’opposent. Celle défendue  par Jaurès et Luxemburg, l’appel à la grève générale, sera minoritaire car le premier parti de l’Internationale, le SPD allemand, ne souhaite pas de propositions précises. De même, les syndicats et partis, même les plus puissants comme le SPD, n’arriveront pas en juillet 1914 à aller au-delà de rassemblements, certes massifs mais impuissants à empêcher la guerre... Et s’y rallieront une fois celle-ci déclarée.

Les trois poisons...
Comprendre cette impuissance et ce revirement nécessite de revenir sur trois poisons qui rongeaient en réalité l’Internationale : le réformisme, le colonialisme et le nationalisme.
En 1914, plusieurs partis sociaux-démocrates se sont  limités à l’action légale et respectueuse des institutions de leur État pour les changer de l’intérieur. C’est le cas en Allemagne depuis la « révision » du marxisme prônée par Bernstein. C’est aussi le cas au Royaume-Uni où le Labour party travaillait le plus souvent main dans la main avec les Libéraux. En France, la ligne officielle de la SFIO se veut encore révolutionnaire, mais le parlementarisme est déjà fort, et de nombreux dirigeants, comme Jaurès, regardent avec envie l’exemple allemand. A l’heure de la guerre, cette volonté de participer loyalement aux institutions de leur État bourgeois incitera logiquement les socialistes à soutenir la mobilisation.
La question coloniale fut le second point obscur de l’Internationale. Dans les deux principales puissances impérialistes européennes, la France et le Royaume-Uni, les socialistes et les syndicats n’ont pas de politique anti-coloniale. En Angleterre, les Trade Unions n’hésitent pas à engager des grèves pour s’opposer à l’embauche de travailleurs irlandais ou indiens. Malgré l’opposition théorique de marxistes comme Guesde ou les textes lumineux de Rosa Luxemburg, la même cécité existe ailleurs. En France, beaucoup comme Jaurès croient au rôle civilisateur des « Lumières » françaises.

Socialisme et patriotisme ?
De façon plus générale, un patriotisme « humaniste » était largement partagé dans les social-démocraties européennes, d’autant que le parlementarisme tendait à mettre la lutte des classes en second plan. Beaucoup de militants allemands défendaient ainsi leur jeune nation comme la plus à même d’atteindre en premier le socialisme. Cet attachement à la patrie, tendant à gommer la division de classes, était tout aussi fort dans la France « de la Révolution, de la démocratie, de l’Encyclopédie, de 1793, de 1848 », ainsi que la présentait le socialiste Jean Longuet le 3 août 1914 dans l’Humanité. Pour en conclure qu’il faudrait la défendre si elle était attaquée, ce qu’il fit en se ralliant à la politique de défense nationale. 
Rares furent alors dans le mouvement ouvrier les internationalistes conséquents qui, comme Rosa Luxemburg ou Lénine, rejoints sur ce point par des anarchistes comme Emma Goldman, maintinrent leur refus de l’alliance avec la bourgeoisie pour « défendre la patrie ». Ils purent ainsi tracer ensuite des voies porteuses d’espoir pour un renouveau internationaliste du mouvement ouvrier.

Jose Rostier

1914 : l’Union sacrée, crime contre le prolétariat européen

« L’Union sacrée » (« paix des forteresses » en Allemagne) est le nom donné à l’union des organisations politiques derrière chaque gouvernement au début de la guerre. Elle intégra la plupart des forces socialistes européennes, ainsi que les syndicats qui s’engagèrent à arrêter les grèves, achevant ainsi de désarmer les salariés face au bellicisme.

Cette rupture avec le pacifisme de l’Internationale socialiste fut une conséquence du nationalisme présent au sein du mouvement ouvrier. Elle correspondit aussi à la volonté de réformer légalement le système. 
Refuser la guerre aurait été s’opposer frontalement à l’État bourgeois, et donc renoncer à y négocier des avancées progressives. C’était aussi se trouver très minoritaires dans le cadre d’un chauvinisme alors dominant, et s’exposer à une sévère répression. Ainsi, les 5 députés socialistes russes qui refusèrent la guerre furent condamnés à la déportation à vie en Sibérie...

L’entrée au gouvernement
C’est donc logiquement que seuls les militants révolutionnaires les plus conséquents eurent le courage de s’opposer à l’Union sacrée, comme les bolchéviks en Russie ou Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht en Allemagne. Rare exemple de dirigeant réformiste allant au bout de son pacifisme, Ramsay MacDonald, chef du Labour Party anglais, démissionna. Mais son successeur Henderson rentra lui au gouvernement. 
Ce fut le second point essentiel de l’Union sacrée : la participation gouvernementale au Royaume-Uni ou en France, où entreront dès 1914 deux dirigeants de la SFIO, Jules Guesde et Marcel Sembat. Le renforcement du rôle économique de l’État pour remporter la guerre (planification, prise de contrôle de secteurs clés) en servit de justification, ainsi que la volonté d’intégrer d’avantage l’État bourgeois.
Avec succès : le Labour deviendra après la guerre le second parti anglais, dépassant ainsi le parti libéral, tandis que le SPD allemand arrivera au pouvoir... pour contrer et écraser dans le sang la révolution spartakiste.

Jose Rostier

Résistances internationalistes : Berne, Zimmerwald et Kienthal

L’ampleur et la rapidité de la trahison des directions de la majorité des partis de l’Internationale socialiste et des syndicats sont une totale surprise. Au début Lénine croira même à de l’intoxication ! 

En France, Alfred Rosmer raconte leur joie lorsque Monatte et lui, à la recherche d’îlots de résistance, trouvent un mot de Martinet : « Ses quelques lignes disaient… : "Est-ce que je suis fou ? Ou les autres ?" Nous allâmes chez lui sans tarder. C’était la première fois que nous touchions la terre ferme... » En Allemagne, la réunion des opposants à l’Union sacrée regroupe une quinzaine de dirigeants... 
Les premiers textes analysant la guerre comme impérialiste et tirant les conséquences de la trahison sont écrits par Lénine (en août 1914), Léon Trotsky (en octobre 1914) et Rosa Luxemburg (en février 1915), qui affirment la faillite « idéologique et politique » de l’Internationale et appellent à la construction d’« une nouvelle Internationale ouvrière ».

Condamnation de l’Internationale
La première initiative socialiste internationale est la conférence internationale des femmes socialistes à Berne en mars 1915. Les 28 participantes affirment que l’impérialisme est responsable de cette guerre, et demandent « une paix sans annexions sans conquêtes, reconnaissant aux peuples le droit de disposer d’eux-mêmes ».
En septembre 1915, à Zimmerwald, 38 délégués se réunissent, soit mandatés par des partis très importants (mencheviks, bolcheviks, Socialistes révolutionnaires russes, PS italien…), soit dirigeants minoritaires de partis ou d’organisations de masse (allemands ou français).
Le manifeste qui en est issu affirme que cette guerre est le produit de l’impérialisme et condamne la politique majoritaire de l’Internationale, mais n’appelle pas à la constitution d’une nouvelle internationale, se contentant de vouloir « renouer les liens brisés des relations internationales ». Il reprenait les idées communes aux différentes positions : une majorité pacifiste qui souhaitait que la conférence serve à défendre l’idéal internationaliste, et une minorité qui voulait la transformation de la guerre en révolution et fonder une nouvelle internationale en rupture totale avec les sociaux-démocrates ayant participé à l’Union sacrée. 
Une seconde conférence se tiendra quelques mois plus tard en avril 1916 à Kienthal.
Zimmerwald eut un effet important dans tous les pays. L’existence d’une force fidèle à l’internationalisme prolétarien permit le renforcement des rangs de l’opposition à la guerre, des recompositions politiques (en Allemagne, la scission de fait du SPD). Les adhésions arrivent, des partis socialistes, des organisations socialistes, de la Confédération générale du travail d’Italie, y compris le soutien d’anarchistes opposés aux « anarchistes de gouvernement ». 

Patrick Le Moal