Publié le Mardi 1 décembre 2015 à 20h49.

Et l’indignation retentit dans l’Etat espagnol…

La crise qui a éclaté en 2008 dans l’Etat espagnol a provoqué, par les désastres sociaux induits, un séisme politique d’où a émergé un mouvement de masse scandé en termes d’indignation. Les Indigné-e-s ont ouvert, sans parvenir à le mener à son terme, un cycle de mobilisation qui s’est confronté à une résistance  tenace du système. La difficulté d’opérer une transcroissance politique de l’indignation laisse le mouvement, actuellement en reflux, à une croisée des chemins dans laquelle Podemos dit proposer une perspective de sortie radicale, conforme à l’ADN indigné.

Le 15 mai 2011, à Madrid, éclatait le processus d’occupation des places dit des « Indigné-e-s », qui gagna là son autre nom, à l’espagnole, 15-M. Très vite, en quelques heures, quelques jours, le mouvement s’installait, s’élargissait à de nombreuses autres villes. Il attira d’autant plus l’attention des médias espagnols, mais aussi du monde entie,r que le phénomène s’inscrivait d’évidence dans l’onde de choc du « printemps arabe », dont il recueillait l’idée de « prendre » les places, jusqu’à déboucher en septembre sur l’émergence de l’étasunien Occupy Wall Street.

Le reflux  de la mobilisation arriva assez rapidement avec la disparition de ce qui lui donnait son extraordinaire force d’attraction auprès de tant de gens, les « acampadas », ces célèbres campements de tentes qui permettaient d’assurer la continuité de l’occupation de Sol (Puerta del Sol de Madrid), Plaza de Catalunya (Barcelone),  etc. Mais, dans l’esprit de beaucoup des acteurs du 15-M et de ceux et celles qu’il avait enthousiasmés, l’apparition de Podemos, en janvier 2014, fut la « divine surprise » que « ça »  continuait. 

Une bulle politique qui se dégonfle

Depuis 2004 le parti socialiste, le PSOE, gouvernait sous la houlette de José Luis Zapatero, lequel reconduisit sa mandature en 2008.  Cette année fut aussi celle de l’éclatement de la crise mondiale : dans l’Etat espagnol, elle prit de façon exacerbée la forme de l’éclatement d’une « bulle immobilière » (« burbuja hipotecaria ») structurellement en prise, comme nous allons le voir, avec ce que la démocratie espagnole avait reconduit, processus de la Transition oblige, des rapports de forces, défavorables au monde du travail, forgés sous la dictature.

2011, année de l’indignation du temps de crise, a vu se dérouler deux séquences électorales. L’une, municipale (et de 13 « communautés autonomes », les régions, sur 17 + les deux villes autonomes de Ceuta et Melilla, les enclaves espagnoles au Maroc), le 22 mai, avait à voir directement, à une semaine de distance, avec le 15-M qui la prit d’emblée pour cible sous le slogan No les votes (« Ne leur donne pas ton vote »). Cela a été un coup de semonce pour les socialistes qui perdirent plus de 7 points, le vainqueur, le PP (Parti Populaire, droite), en gagnant deux (à 37,54  %) et laissant le parti rival à 10 points derrière. Quant aux élections générales (au Congrès des députés et au Sénat) de novembre de la même année, elles consacrèrent l’effondrement du PSOE au profit des « populaires » (sic), la droite qui obtint la majorité absolue des députés avec désormais un écart de 15 points1

C’est avec le leitmotiv de Democracia Real Ya, « Une Vraie Démocratie Maintenant », désignation associée au célèbre « Ils ne nous représentent pas », que fut lancée la journée historique de mai 2011 qui se finira, après l’immense manifestation, par l’occupation de Sol à Madrid ( la célèbre place centrale de la Puerta del Sol), elle-même début en apothéose d’une vaste mobilisation nationale. Cette initiale ligne de force démocratique de l’action de masse engagée se précisera sous forme de plateformes élaborées, en cours de mobilisation, comme conséquence des débats intenses qui se mettront en place, à travers de nombreuses commissions et plénières, dans l’acampada de Sol. Laquelle fut vite rejointe par les multiples acampadas des autres villes. Par cette critique portée d’emblée de la démocratie représentative, délibérément à une semaine des élections municipales, les Indignés bousculaient l’ordonnancement consensuel qui prévalait dans le paysage politique de l’Etat espagnol depuis la Transition. 

La démocratie de la Transition contestée

Celle-ci-ci a organisé la sortie à froid de la dictature franquiste de 1975 (mort du dictateur) à 1978 (vote par référendum de la Constitution monarchiste parlementaire). Elle stabilisa l’édifice institutionnel par un recyclage « démocratique » de la fraction moderniste du franquisme autour du roi et du « centriste » Adolfo Suárez, qui avait été le dernier ministre du sinistre Movimiento, le parti unique du franquisme.

L’accession du PSOE de Felipe González au gouvernement en 1982 permit que soit menée à bien l’opération emblématique de l’intégration de l’Espagne à l’Europe (1986), ce qui était l’objectif central de la mutation démocratique de la grande bourgeoisie industrielle et financière : elle avait en effet lucidement pris la mesure à la fois du puissant mouvement de contestation sociale et politique qui la mettait de plus en plus en danger, et de l’impossibilité qu’un franquisme même sans Franco puisse être le vecteur de l’impérieuse nécessité, pour ses propres intérêts, de s’ouvrir à l’Europe. Toutes choses qui expliquent que les grandes fortunes de la dictature soient souvent les grandes fortunes de la démocratie actuelle.

C’est à l’intersection, d’une part, de cette histoire longue de la démocratie de la Transition et, d’autre part, des avatars électoraux de 2011 que se situe l’avènement du 15-M. Pour ce mouvement, les déplacements de majorité, depuis le retour de la démocratie, de gauche à droite et vice-versa, participent en fait de la continuité  d’alternance d’un bipartisme mortifère. Une continuité qui, à l’exception certes notable des questions dites sociétales (droits des femmes dont celui d’avorter, droit des homosexuel-le-s et donc rapport à l‘Eglise), était foncièrement en consensus sur la conduite libérale-capitaliste de la société et de l’économie, à mener sous l’égide incontestée de l’Union Européenne. 

L’effondrement du « miracle » espagnol

C’est sur ce double fond articulé d’histoire longue et courte qu’éclata la crise de 2008 : celle-ci acquit très rapidement une envergure d’autant plus aiguë qu’elle prit à rebours, en un laps de temps extrêmement court, toute la mythologie d’un « miracle économique » espagnol, lui-même étroitement corrélé  à la notion de  démocratie « modélica » (modèle) ressassée médiatiquement et politiquement – un « miracle » auquel de très larges fractions de la population ont euphoriquement adhéré sans rien voir venir de la crise.

En 2006, on pouvait encore lire en introduction d’un ouvrage comme Géopolitique de l’Espagne de Barbara Loyer que, « [à] l’heure [des] premiers bilans […], l’Espagne a rejoint le peloton des pays riches : le revenu par habitant s’approche de la moyenne européenne, et le dépasse dans certaines parties du territoire. Grâce aux fonds européens, les infrastructures ont été considérablement développées. Sur le plan économique, rien ne la distingue plus vraiment des autres nations de l’Union Européenne occidentale » (Armand Colin, Paris, 2006).

Au tout début de 2008, Le Monde titrait pourtant déjà sur « l’Etat social faible » qui caractérisait l’Espagne, dont on relevait qu’elle avait « un taux de prélèvements obligatoires faible (37 % du produit intérieur brut), des dépenses sociales les plus modestes de la zone euro (20,3 % du PIB) à l’exception de l’Irlande – six points derrière la moyenne de l’Union européenne (26,2 %) –, des salaires tout en bas de la fourchette : quasiment insensible aux changements de gouvernement, le modèle espagnol sous-tend la forte croissance des quinze dernières années ». « Quasiment insensible au changement de gouvernement… », les Indignés feront, trois ans plus tard, de ce constat le point nodal de leur critique iconoclaste du « système » !

Courant 2008 «  ce fut le choc, le ‘’Tigre’’ de l’Europe [qui] caracolait en tête des pays les plus dynamiques de la zone euro [se retrouve] du jour au lendemain [avec un] Krach immobilier [qui] a tout balayé sur son passage »2. On semblait découvrir soudain que « le modèle économique de l’Espagne s’est trop longtemps résumé à deux mots : soleil et bâtiment ». En 2009, l’Espagne entrait en récession pour la première fois depuis 15 ans. Cette crise déstabilisa profondément non seulement les couches les plus pauvres, mais aussi beaucoup de ceux qui se sentaient appartenir aux classes moyennes et qui, dans ce qu’ils considéraient un acquis irréversible de leur statut, avaient le plus cru dans ledit miracle économique.

Le chômage explosa jusqu’à atteindre plus du double de ce qu’il était à l’entrée en fonctions, en 2004, du gouvernement socialiste, soit 21,5 %, pour 5 millions de personnes, un record depuis 1994 (on passera à 26 % pour 6 millions de personnes en 2014). Il y eut, en octobre de cette année 2011, à moins d’un mois des élections législatives, un million et demi de foyers où personne n’avait de travail ! Au bout de quatre ans de crise, le secteur clé du bâtiment avait détruit, à lui seul, près d’un million et demi de postes de travail (El País, 29/10/2011). 

Les écarts de revenus ne cessent de s’accroître de façon spectaculaire, faisant de l’Espagne un cas à part parmi les pays développés : durant les quatre premières années de la crise, le revenu moyen des 10% les plus pauvres a baissé 7,5 fois plus que n’a baissé le revenu des 10% les plus riches dont il est établi qu’en fait il n’a été que faiblement érodé dans cette période 2007-2011. On ne trouve pas, dans la trentaine de pays industriels composant l’OCDE, un tel impact déséquilibré de la crise, pour la période considérée (http://economia.elpais.c…, 19/06/2014). Enfin, dans la période 2008-2014, les salaires, dont la moyenne était dans les années 2000 la plus basse de l’UE, ont perdu entre 1,7 et 2% de pouvoir d’achat par an. Soit une perte cumulée de 4,1%, de 7,3% selon certains calculs (Público, Los salarios han perdido un 7% de poder adquisitivo desde 2009, Madrid, 29/05/2014).

Et le 15-M advint…

Le 15-M est à la fois le produit mécanique de ce choc économique aux conséquences sociales immédiatement ravageuses et un bouillonnant réactif à la catastrophe que représentait l’augmentation exponentielle des inégalités sociales, inégalités certes reliées à la crise mondiale mais que l’Etat espagnol avait aggravées par ses caractéristiques propres, depuis la Transition, d’Etat social d’extrêmement basse intensité. La mise en branle de la « folie hypothécaire » des années d’avant crise avait, en particulier, cherché à régler, par l’accès « de tous » à la propriété du logement, la quadrature du cercle d’une demande interne peu solvable qu’il s’agissait de  transformer, via le crédit « facile », en moteur d’une profitablité capitaliste des plus aveuglément court-termistes.

De ce point de vue, le 15-M est la première relance, à une échelle de masse, d’une mobilisation antisystéme, probablement depuis la défaite du mouvement d’opposition au franquisme et du « désenchantement » démocratique général qui s’ensuivit à partir du milieu des années 1980 ; moment où le matraquage européiste accéléra le processus de déradicalisation des esprits engagé par l’adhésion du PSOE et du PCE à la monarchie parlementaire et aux pactes antisociaux de la Moncloa (1977), approuvés aussi par les principales directions syndicales (Commissions Ouvrières et, peu après, l’UGT).

Les nouveaux contestataires, que l’on a raillés parfois pour leur angélisme (quelle idée de se faire appeler ou laisser appeler « indignés » !), reprennent en réalité quasiment tout à zéro. Dans le nécessaire travail du négatif où tous les chats de la politique et du syndicalisme sont gris de leurs compromissions avec le « système » bipartite (socialistes et bien sûr droite) ou de leur impuissance à contrer celles-ci (gauches d’alternative et syndicats de lutte), ils s’échinent à retrouver, avec tout le flou politique induit que l’on imagine, les marqueurs d’un refus radical de l’ordre, devenu un gigantesque désordre, des choses. 

Ce puissant sentiment critique a été porté principalement, d’abord par une poignée de jeunes cybernautes s’élargissant rapidement, début 2011, en réseau, avec à la clé un texte d’appel à manifester le 15 mai auquel répondirent massivement, en premier lieu, de larges secteurs d’une jeunesse touchée plus violemment encore que les autres secteurs de la population par le chômage : celui-ci atteignait, pour les moins de 25 ans, le record de 50,5 % (chiffre Eurostat de 2012), « un chiffre un peu plus élevé que celui de la Grèce et plus du double de la moyenne de l’ensemble de l’Union Européenne, située à 22,4  % » (J.M. Antentas et E. Vivas, Planeta indignado, p 54.). Le 7 avril la plateforme Juventud Sin Futuro  (« Jeunesse Sans Avenir »), née parmi les étudiants madrilènes, avait organisé une marche contre la crise économique et la « partitocratie » du « PPSOE ».

C’est donc avant tout, autour de cette jeunesse des universités, sans débouché professionnel, mais également celle du chômage déjà là ou encore de la précarité au travail, mobilisées de proche en proche depuis les réseaux sociaux, que, le 15 mai 2011, s’est produite l’occupation de la place de la Puerta del Sol (une quarantaine de personnes au soir du premier jour après la grande manifestation indignée) et que se sont agrégés à leur tour d’autres d’âges divers : ceux/celles qui, ayant du travail, lui aussi plus ou moins précaire, ne pouvaient rester à occuper en continu mais ont su répondre aux grands rendez-vous dictés, entre autres, par la riposte à une répression policière, vite neutralisée (avec l’exception de la violente charge policière sur la Place de Catalogne de Barcelone, le 27 mai), par l’appui populaire reçu par les occupants.

Une faible représentation des travailleurs 

Les auteurs de Planeta Indignado font remarquer que c’est parce que ce mouvement de contestation était directement connecté à l’explosion du chômage des jeunes qu’il s’est concentré sur des places. Les lieux de travail étaient en effet trop marqués par « la peur et la résignation qui dominent à cause du chômage, de la précarité et des changements dans l’organisation interne des entreprises » (ibid., p. 46). A quoi on ajoutera le poids de l’inefficacité syndicale, largement redevable de la non volonté des directions des Commissions ouvrières et de l’UGT de faire front à l’offensive patronale-managériale pour sécréter l’apparition de travailleur et travailleuses indigné-e-s, mobilisés en tant que tels.

L’implication des syndicalistes dans le mouvement fut faible. En revanche, en tant que touchés par leur exclusion du marché du travail ou la précarisation des emplois, les Indignés ont accordé une place importante à la revendication du retour à l’emploi. Le « texte programmatique » élaboré le 20 mai par l’Assemblée de la Puerta del Sol expose comme revendication en son point 10 une « véritable régularisation des conditions de travail sous supervision de l’Etat ». Certains des slogans les plus connus de ce mouvement expriment, avec souvent beaucoup de dérision, cette préoccupation du chômage, de la précarité ou de la perte de droits sociaux : « Petits-enfants au chômage, grands-parents au travail », « Sans maison, sans boulot, sans retraite, sans peur » ou « La violence c’est toucher 600 euros ».

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Il y a inévitablement une  forte imprécision concernant l’emploi dans la formulation de ce qui est devenu le programme indigné : on ne trouve guère, dans le Manifeste des Indignés en 25 propositions, de réponses sur, par exemple, l’augmentation des salaires ou le partage du travail. A partir du constat que l’on ne peut pas vivre avec 600 € mensuels (le salaire moyen d’un jeune), la réflexion fait vite le choix de se polariser sur les responsabilités politiques dans ce qui déstabilise le travail ; en particulier celles du gouvernement socialiste de José Luis Zapatero, en 2010, avec sa promulgation  d’une rude réforme libérale du marché du travail ou le blocage des retraites et des salaires, ou encore la baisse des indemnités de chômage.

C’est tout le schéma d’une austérité profitable aux banques et au patronat industriel, mais dont l’Etat est posé comme comptable, qui est remis en cause.  Le slogan de lancement du 15-M « Une vraie démocratie  maintenant ! » se complète d’un tonitruant «   Nous ne sommes pas des marchandises aux mains des politiques et des banquiers » ! Ou encore « No es una crisis, es el sistema » (ce n’est pas une crise, c’est le système), « No falta dinero. Sobran ladrones » (Ce n’est pas l’argent qui manque. C’est seulement qu’il y a des tas de voleurs). Dans le processus accéléré de politisation d’une nouvelle génération, qui prend le relais de la génération de la lutte antifranquiste et, après le trou d’air de sa défaite durant la Transition, de la génération anti/altermondialisation surgie dans les années 1990, désormais sur le reflux, l’indignation de 2011 se fait incisive essentiellement sur la dénonciation des politiques qui sont à l’origine de l’explosion de l‘horreur sociale du « système ».

La politique par l’indignation ? 

D’où des revendications contre la loi électorale en vigueur, clé de voûte du détesté « bipartisme », contre les privilèges de la classe politique, contre le régime fiscal, contre la corruption vécue comme une véritable plaie de la société, pour la limitation du pouvoir des banques et des marchés financiers, ainsi que du FMI et de la Banque centrale européenne, mais aussi pour une séparation complète entre l’Eglise et l’Etat, pour « un accès populaire » aux médias, pour une séparation des pouvoirs entre l’exécutif, le législatif et le judiciaire, pour la limitation des dépenses militaires et un plus grand contrôle de la police, pour une totale transparence des partis politiques, etc.

Le sociologue Zigmunt Bauman, déduisit cruellement de ce qui lui apparut comme un catalogue de bonnes intentions que les Indigné-es- étaient « un mouvement émotionnel dépourvu de pensée, ce qui le condamne à être quelque chose d’éphémère, dépourvu d’avenir ». Jugement sévère qui ne tient pas compte de la dynamique de radicalisation rapide, certes inaboutie politiquement qu’ont connue des milliers de personnes (sur seulement deux mois d’occupation suivis d’un travail d’immersion dans les quartiers, moins spectaculaire que  l’occupation des places, mais décisif pour sortir l’indignation du risque à terme de ghettoïsation desdites places !) Cela, grâce à leur capacité, d’une étonnante inventivité, à résister aux tentatives de les criminaliser (charges policières et détentions) et à mener des débats denses en commissions et en assemblées générales, ces creusets d’une belle éducation populaire. Laquelle contribua à diffuser largement dans le corps social une indignation, souvent hétérogène, certes à fort ingrédient moral au départ, mais rapidement plus politique (on a exagéré l’importance de l’essai Indignez-vous de Stéphane Hessel, publié en version espagnole en mars 2011, sur le cours de cette mobilisation) et très localisée socialement et générationnellement dans son impulsion.3

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La radicalité sociale et politique de la PAH et des Marées

Le moment est venu d’évoquer l’importance de la PAH (Plataforma de Afectados por la Hipóteca, Plateforme des victimes des prêts hypothécaires) et des « Marées », deux mouvements en prise avec le 15-M mais également décalés vis-à-vis de lui par leur inscription dans des lieux sociaux, et non plus de sociabilité retrouvée et instituée comme furent un temps les places : le réseau des logements et les lieux de travail, du moins pour les deux Marées les plus significatives.

La PAH est née en 2009 et a inauguré d’une façon percutante, avant l’heure, la mobilisation indignée, en l’insérant en profondeur dans la problématique sociale concrète, sectorielle mais au coeur de la crise, qu’est le terrible désastre hypothécaire, dit aussi immobilier. Nous ne pouvons pas rendre compte ici de toute la richesse d’une organisation ayant conquis une étonnante légitimité nationale (jusqu’à 90 % dans les sondages) malgré la violente hostilité politique qu’elle a suscitée à cause de son efficace argumentaire sur l’« escroquerie hypothécaire », mais aussi de ses actions d’une puissante radicalité. Aussi nous renvoyons à l’excellent petit livre, traduit en français, de Ada Colau et Adriá Alemany, Sí se puede ! Quand le peuple fait reculer les banques (Les petits matins).

On soulignera que l’un des auteurs, Ada Colau, qui fut longtemps présidente de cette association, est depuis mai dernier maire de Barcelone sur la base d’une coalition d’unité populaire regroupant son organisation, Guanyem Barcelona, et Podem, le Podemos catalan, ainsi que quelques autres organisations. Comme conséquence de la mobilisation exceptionnelle menée par la PAH sur le logement en Espagne, « en février 2013, la Cour de Justice de l’Union européenne déclarait la loi espagnole sur l’hypothèque non conforme au droit européen ». (op. cit.) Mais le combat de la PAH continue en faveur d’une ILP (Initiative législative populaire) permettant d’annuler les dettes immobilières contractées en échange de la « dation en paiement » (cession du logement en litige, en guise de paiement du crédit à rembourser) et du relogement social des personnes libérées de ladite dette. Le Parlement catalan a voté l’ILP en juillet dernier.

Voilà qui dit, malgré les difficultés, la capacité d’action de cette association. En particulier par ses opérations de blocage des expulsions ou par le recours, un temps, à ses célèbres « escraches » (scratchs, des opérations éclair, d’origine argentine, ici devant les logements des députés où les victimes des expulsions viennent les interpeller sur leur responsabilité dans leur situation). Ce type d’action a exposée la PAH à l’accusation, particulièrement invalidante dans une Espagne tétanisée par les actions de l’ETA, de terrorisme et même de nazisme (sic), mais elle a réussi habilement à le légitimer auprès d’une population très sensibilisée au désastre humain provoqué par l’explosion de la bulle immobilière et par les drames sociaux des saisies et expulsions en masse.

La PAH, qui s’est pleinement immergée dans le mouvement des Indignés, a contribué à faire de la question du logement un des thèmes les plus discutés dans les places du 15-M, en particulier par l’impossibilité faite aux jeunes d’accéder à un logement digne. Une des organisations, parmi les précurseurs immédiats du mouvement des places, portait le nom de « V como Vivienda » (L comme Logement). Mais la contribution majeure de la PAH aux Indignés a probablement été la preuve qu’elle a apportée que, contre le mécanisme de la résignation activé depuis l’avènement de cette démocratie « décaféinée », « sí se puede » (Oui, on peut) – ce slogan repris et détourné de la campagne de Barack Obama de 2008, et que Podemos (Nous pouvons) reformulera à son tour…

Les Marées, aux diverses couleurs, verte pour les personnels de l’éducation, blanche pour les personnels de la santé, etc., ont été les vecteurs de luttes contre les coupes budgétaires, leurs cortèges de suppressions de postes, d’affaiblissement du service public, et, pour ces derniers, contre les privatisations des hôpitaux. Elles ont participé de l’effet de contagion d’un mouvement du 15-M qui avait commencé à épuiser son cycle propre de mobilisation avec la fin de l’occupation des places4

  • 1. Concernant le vote des 13 « autonomies », le PSOE y perdit les 5 dernières qu’il avait obtenues ou conservées en 2007 et le PP en totalisa 13 (il gouvernait déjà les deux villes autonomes).
  • 2. « Espagne : la fin brutale du miracle économique », http://www.easybourse.com, 8 octobre 2009.
  • 3. Une étude sociologique de juillet 2011, réalisée par la Fondation Alternatives, dégage le profil suivant des Indigné-e-s : il s’agit de jeunes entre 19 et 30 ans, avec des études universitaires, au chômage et de gauche. 56 % avaient voté aux élections municipales du 22 mai, pour 79 % d’entre eux/elles pour « un parti minoritaire » contre 6 % qui avaient voté pour « un parti majoritaire ». 15% avaient voté nul ou blanc. Un sondage IPSOS de juin-juillet 2011 fait quant à lui apparaître qu’entre 6 et 8,5 millions de personnes ont participé au mouvement, soit en se rendant aux « acampadas », soit en participant aux manifestations. Pour 0,8 à 1,5 million, la participation a été décrite comme « intense ». 67% de ce groupe se définissaient « de gauche », 20 % du centre et 3 % de droite, 10 % ne se reconnaissant dans aucune de ces étiquettes (« Hasta 8,5 millones de españoles apoyan el Movimiento 15-M », El País, 04/07/11).
  • 4. Lire en particulier « El 15M, las mareas y su relación con la política sistémica. El caso de Madrid », http://www.aecpa.es/uplo…]. La Marée verte, particulièrement forte à Madrid, réussit dès juillet 2011 à engager des grèves et manifestations entraînant nombre de parents et à s’en prendre, par la suite, au projet gouvernemental de réforme globale de l’éducation (Loi Wert), mais sans parvenir à bloquer l’offensive gouvernementale.

    Lancée en novembre 2012, là aussi à Madrid, la Marée blanche a mobilisé, à partir d’un gros travail en AG réunissant personnels de santé et usagers, autour du slogan « La santé publique n’est pas à vendre, elle est à défendre ». Une « consultation citoyenne », organisée sur 6 jours en mai 2013, de manière impressionnante par un réseau de 20 000 volontaires et de 200 collectifs, obtint la participation de près d’un million de personnes qui répondirent à 94 % oui à la question « Etes-vous favorables à une santé en gestion publique, de qualité et universelle, et contre sa privatisation et les lois qui l’autorisent ? »

    Les acteurs de cette Marée reconnaissent leur dette envers le 15-M et ses choix d’auto-organisation, de désobéissance civile et de démocratie directe, comme l’atteste au demeurant le fonctionnement, d’une part, en AG d’hôpitaux et de centres médicaux, d’autre part, en AG de citoyens se dotant de plateformes de lutte ( la terminologie citoyenne n’a pas dans l’Etat espagnol la connotation républicaniste qui fait florès ici dans le Front de Gauche ; il s’agit dans ce cas d’une sobre référence à des sujets de droits, de droits à défendre).

    Ni l’une ni l’autre de ces deux Marées parmi les plus significatives qui ont surgi, portées par l’onde de choc du 15-M, n’ont obtenu de victoires décisives ou définitives (la Marée blanche a contribué à ce qu’en janvier 2014 soit prise une décision judiciaire de paralysie de la privatisation des hôpitaux publics, mais en mai dernier le Tribunal constitutionnel a validé la loi autorisant cette privatisation). Les Marées sont actuellement à la peine. La victoire par majorité absolue de la droite en novembre 2011, la recrudescence, à partir de cette date, de l’austérité portée précédemment par les socialistes, les difficultés, malgré les fortes mobilisations, à faire sauter les verrous gouvernementaux, mais aussi les rapports souvent conflictuels des Marées avec les syndicats, ont fait apparaître les limites du pourtant remarquable mouvement indigné à peser sur la situation politique et sociale. Cela a amené des collectifs issus du 15-M à poser ouvertement la question de l’outil politique à construire pour disputer l’hégémonie maintenue, malgré tout, par les pouvoirs institutionnels.

    Cap sur les élections ?

    « Il est désormais nécessaire de construire un bloc en rupture avec les politiques du PP et du PSOE et redonnant l’espoir à la majorité sociale du pays. Ce bloc devra promouvoir un changement à travers l’organisation de nouvelles mobilisations unitaires contre les coupes sombres annoncées. Pour cela il faudra promouvoir aussi une mobilisation électorale qui favorise le saut de ce bloc critique dans les institutions » (assemblées du 15-M de San Blas/Canillejas, La Elipa et La Concepción, août 2013).

    Le Réseau citoyen Parti X, Confluence, En Réseaux, Alternatives d’en bas seront autant de tentatives de quelques activistes du 15-M pour répondre à ce vœu de « passer à la politique », électoralement sans céder pour autant à l’électoralisme… Mais c’est Podemos, apparu en janvier 2014, qui incarnera le mieux cette démarche, éclipsant ainsi les autres projets, dans un jeu de lumière éblouissant mais parsemé de quelques ombres…

    En mars 2014 se tint à Madrid une grande Marche pour la Dignité qui renoua avec l’esprit du mouvement des Indignés (500 000 manifestants, le 15 octobre 2011, pour une Marche mondiale convoquée sous le slogan « Unis pour le changement global »). Un peu moins de trois ans après, malgré le boycott des médias, les attaques de la droite, le profil bas du PSOE et l’indifférence des deux grands syndicats pris par des négociations avec le gouvernement, des centaines de milliers de personnes (entre 300 000 et 500 000) parties de plusieurs points du pays convergèrent vers la capitale.

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    L’appel initial pour la dignité, sur le mode indigné, du SAT (le très combatif Syndicat andalou des travailleurs) avait été relayé par d’autres syndicats alternatifs, des dizaines d’associations, la PAH, des collectifs indignés encore en place. L’austérité mise en œuvre par un gouvernement du PP totalement inféodé à la Troïka fut la cible des manifestants, Aux cris, à l’argentine, de « Nous exigeons qu’ils s’en aillent. Que s’en aille le gouvernement du PP, et aussi tous les gouvernements qui coupent dans les droits sociaux de base, tous les gouvernements qui collaborent avec les politiques de la Troïka ».

    Mais au constat que le mouvement social décidément n’y arrivait pas, pas encore, c’est à Podemos qu’il revint de rassembler, véritable tour de force pour une organisation née seulement un an auparavant, 300 000 personnes à Madrid le 31 janvier 2015 : elle y dénonça, plus vigoureusement que jamais, ce qu’elle désigne comme la « caste » au pouvoir. « Le vent du changement a commencé à souffler sur l’Europe », y avait alors déclaré Pablo Iglesias… Mais dix mois après, avec la débandade estivale de Syriza en Grèce, l’euphorie n’est plus de mise et l’interrogation commence à pointer : les vents n’auraient-t-ils pas tourné à son tour pour Podemos ?

    Antoine Rabadan