Publié le Mercredi 28 décembre 2022 à 16h11.

Brésil : une victoire dans une tragédie encore en cours

La victoire de Lula suscite beaucoup d’espoirs, malgré les alliances trop tôt établies avec un éventail de forces hétéroclites, y compris avec ceux qui ont contribué au renversement de Dilma Roussef en 2016, et avec ceux qui se sont félicités de la prison décrétée pour Lula en avril 2018.

 

Aux derniers moments, Lula et son équipe sont finalement sortis de leurs bureaux et se sont engagés dans une campagne populaire. Cela a changé l’ambiance entre les deux tours. Un mélange de militants, d’intellectuels, d’électeurs de tous bords y compris de classes populaires, tous ont fait face à la peur entretenue par le gouvernement de Bolsonaro et sont allés manifester dans les rues. En même temps beaucoup de réseaux se sont activés pour soutenir Lula, pour déceler les « fake news », pour faire circuler des textes vérifiés et pour diffuser les principales consignes surtout les plus populaires. Tout cela s’est fait de manière plus ou moins spontanée, dans un effort qui a réuni forces de diverses gauches avec des adhérents et sympathisants du Parti des Travailleurs, le PT, avec des anti-bolsonaristes de toutes tendances confondues. Il n’y a pas eu une organisation systématique, ce qui rendait les mots d’ordre d’autant plus hétéroclites, et faisait pencher l’ensemble de la campagne électorale vers un soutien personnalisé à Lula.

Néanmoins, toutes et tous – car cela a été assez répété – savaient que cette élection n’était que le début d’une lutte assez dure et qu’il fallait entretenir et faire avancer l’organisation populaire afin d’assurer la transmission du pouvoir présidentiel et en plus conserver les mots d’ordre et les revendications face à une puissance du proto-fascisme. Il fallait faire face à l’ensemble des médias, dont certains ont affiché une position anti-bolsonariste mais sans soutien au PT. Mais aussi s’attaquer à plusieurs réseaux sociaux bolsonaristes et leurs algorithmes (YouTube, WhatsApp, Telegram, Facebook et autres), qui comptaient avec de gros financements, y compris depuis les États-Unis.

Les classes dominantes – surtout les secteurs les plus concentrés (banques, méga-propriétaires dans l’agrobusiness, une partie des industriels) – manifestaient leur mécontentement envers Bolsonaro, mais cela ne signifiait pas un quelconque soutien au PT. Il ne faut pas oublier les militaires et les forces policières qui soutenaient Bolsonaro sans cesser les menaces avec chantage.

Comme on s’y attendait, au lendemain de la victoire de Lula – par une marge assez étroite, d’ailleurs, de 2,1 millions de voix – des bolsonaristes organisaient des blocages de routes pour demander l’annulation des élections, en exigeant une intervention militaire, tout ceci sous l’œil attendri des militaires et des policiers (qui, d’ailleurs, ont tout fait pour empêcher les électeurs les plus pauvres de plusieurs régions de rejoindre leur bureau de vote). Après presque quinze jours de blocages, finalement ces bolsonaristes se sont déplacés autour des QG militaires d’où ils continuent de crier des mots d’ordre putschistes.

Or, immédiatement après les commémorations, le PT et Lula lui-même ont une dernière fois utilisé ces réseaux populaires si précieux pour consolider une réorganisation populaire, en dépit de leur grande diversité. Mais ils l’ont fait dans le sens contraire – pour les immobiliser, pour les tenir au silence, pour démobiliser l’activité populaire, pour rompre cette chaîne de communication fondamentale. Ils rejoignirent les grands médias qui eux aussi ont fait le vœu des trois singes – ne pas écouter, ne pas voir, ne pas parler.

Ainsi, nous avons assisté en silence pendant les derniers quarante jours à la présence quotidienne de l’extrême droite, à son rapprochement évident avec les militaires malgré le silence de Bolsonaro. Mais nous avons aussi vu ces putschistes se couvrir de ridicule, avec la diffusion en ligne de leurs comportements maladifs.

Il y a eu des protestations populaires, surtout en provenance de certains mouvements sociaux, comme le MTST – Mouvement des Travailleurs Sans Toit, de petits partis situés dans une vraie gauche anticapitaliste, ainsi que des antifascistes. Mais les appels au calme ont été renouvelés par le PT, malgré le succès de certains supporters de clubs de foot qui ont rompu des barrages pour assister à leurs matchs et quelques percées spontanées de ces blocages par des gens sans organisation visible.

Cela met en évidence le processus qui est en cours. Pour le nouveau gouvernement élu, il s’agit de réserver toutes les décisions au niveau le plus haut de la chaîne de commandement, de refroidir l’ardeur de la participation populaire, et de refaire une coalition qui prétend aller de la gauche jusqu’aux classes dominantes, en plus d’abriter des secteurs de la droite, voire de l’extrême droite. C’est un éventail bien plus large que celui des gouvernements précédents du PT. Bref, une union nationale qui inclut y compris des forces fascistes ou fascisantes.

Il ne s’agit pas d’une situation facile et il ne faut pas oublier que nous faisons face à une circonstance plutôt dramatique. On peut calculer qu’un tiers de ceux qui ont voté Bolsonaro est foncièrement bolsonariste, c’est-à-dire chaque jour plus proche de positions fascisantes. Parmi eux, une partie non négligeable appartient aux couches populaires. Et cela malgré les presque 700 000 morts de la pandémie, en bonne partie dus à une politique génocidaire menée par Bolsonaro et son équipe. Le Brésil est le seul pays au monde où une politique austéritaire a été constitutionnalisée, avec 50,8 % du budget national consacré au paiement de la dette publique et/ou des intérêts1. Cet amendement constitutionnel a été rebaptisé « plafonnement de la fin du monde ». Les grandes banques, les fonds financiers, les courtiers – brésiliens ou étrangers – sont les bénéficiaires de cet endettement. En revanche, les plus misérables ont reçu des aides intermittentes, car pendant la pandémie même Bolsonaro a été obligé d’assurer leur survie, et leur nombre a atteint 21,5 millions de personnes en novembre 20222. Beaucoup de ces aides ont été attribuées de façon illégale (on ne connaît pas encore le pourcentage) au moment des élections, alors que la loi l’interdit formellement. La mauvaise foi – au bénéfice des banques – est allée plus loin. Des prêts consignés, c’est-à-dire destinés à être remboursés par des retenues futures sur ces aides, avec des taux d’intérêt abusifs, ont été offerts comme s’il s’agissait d’une donation et endettent les plus pauvres pour une longue durée. En revanche, presque deux millions de personnes ont reçu ces aides à la dernière minute sans avoir été recensées et certaines ont été attribuées à des militaires ou à des secteurs pro-Bolsonaro.

Le panorama est encore plus sombre : le parlement élu en 2022 est majoritairement d’une droite dure, ainsi que les gouverneurs élus. Six d’entre eux appartiennent à des forces proches de la gauche, sur un total de 27, tout le reste appartenant à la droite3.

La situation institutionnelle est dramatique et presque toute l’administration destinée aux droits populaires est ravagée – l’éducation, la santé, la science, le transport public, les problèmes du changement climatique, le soutien aux peuples autochtones, le soutien aux femmes, la lutte contre le racisme, les tragédies urbaines, etc. Les inégalités grandissent. Les seules institutions qui sortent indemnes de ce gouvernement proto-fasciste sont les forces armées, les polices, le judiciaire et le parlement. Toutes très bien rémunérées, et infiltrées de proto-fascistes auxquels se mêlent des droites politiques de tous coloris.

La crise sociale est énorme et la crise économique atteint surtout les plus pauvres, car une bonne partie des bourgeoisies brésiliennes ont encaissé des surprofits.

Ainsi, l’élection de Lula, malgré toutes les hésitations durant cette campagne et les premiers pas de la transition, malgré l’éventail inquiétant des alliances politiques, malgré le risque d’un nouveau désengagement populaire encore plus grave envers toute forme d’organisation politique, cette élection donc donne un réel souffle d’air frais. Et cela, en dépit même de l’acceptation et de la naturalisation en cours des mesures prises après le coup médiatique-parlementaire-juridique de 2016. Le gouvernement Bolsonaro a été si terrible, a suscité tellement de forces brutales, tellement de déboires que même un nouveau gouvernement très limité ouvre au moins des voies à des luttes sociales et politiques, contre les censures déjà en cours par des sectes religieuses et par d’autres archi-conservateurs. Elle signifie un soulagement, mais reste dans l’ombre de préoccupations croissantes.

D’autres aspects méritent l’attention.

1. Les Forces Armées-FFAA, les polices, les milices

La famille Bolsonaro est appelée « familícia » en raison de son étroite proximité avec les milices de Rio de Janeiro. Phénomène assez complexe à décrire en quelques mots, il s’agit de bandes armées, avec une longue histoire qui traverse tout le XXe siècle et qui ont agi avec l’accord des militaires pendant la dictature de 1964-1988. Des liens de plus en plus étroits entre ces bandes armées, les polices et les FFAA se sont tissés autour de la vente de drogues (qu’ils feignent de combattre), de la spéculation immobilière et de la vente de services illégaux, en s’accaparant des services publics (transports) ou des services privés (vente de gaz, de l’accès à l’internet, entre autres activités).

Les confrontations se traduisent par une lutte permanente pour des territoires, contribuent à renforcer les liens entre miliciens et policiers, et assurent une activité économique très lucrative. Il n’y pas d’absence de l’État, mais bien une forme particulière de sa présence dans les territoires populaires. Ces milices assurent le contrôle des territoires populaires avec une férocité rare, et peuvent éliminer (tuer) les adversaires économiques ou autres. Le gouvernement Bolsonaro a renforcé les milices dans tout le pays, spécialement par l’autorisation de la vente d’armes et l’encouragement des CAC – collectionneurs, tireurs sportifs et chasseurs – lesquels totalisent autour de 700 000 personnes avec un lourd arsenal. Parmi ces CAC, plusieurs propriétaires terriens de taille moyenne, ainsi que certaines couches des classes moyennes. Ils sont plus nombreux que l’effectif des forces armées, composées de 360 000 personnes, ainsi que la police militaire, qui totalise 406 000 personnes4.

Or, cet ensemble est majoritairement bolsonariste. Pourquoi n’ont-ils pas fait le coup d’État qu’ils promettaient sans cesse ? Pourquoi les FFAA ne sont pas sorties de leurs casernes contre Lula, malgré l’insistance des bolsonaristes ? La réponse est plutôt internationale – la reconnaissance instantanée de l’élection de Lula, en premier lieu. En second lieu, le général Mourão, vice-président de Bolsonaro, a déclaré en novembre dernier qu’un coup d’État militaire risquerait d’entrainer des sanctions internationales ; crainte qui semble répondre à des signaux en provenance des États-Unis5.

Ainsi, pour l’instant, il n’y aura pas de coup d’État militaire. Mais ces forces autocrates et fascisantes restent intactes et tout mène à croire que le futur ministre de la Défense n’appliquera pas de punitions décidées contre ces putchistes6.

2. Les bourgeoisies

Les bourgeoisies brésiliennes sont foncièrement traversées par les intérêts des bourgeoisies étrangères, en particulier celles des États-Unis. Elles ne sont pas des bourgeoisies fragiles, ni économiquement, ni politiquement. Tandis qu’en 2020 (dernière année des statistiques officielles) le stock total des investissements étrangers au Brésil atteignait US$765,4 milliards, les investissements brésiliens à l’étranger atteignaient US$448,0 milliards7. Politiquement, avec l’accord et la participation des grandes entreprises étrangères, ces bourgeoisies ont mené deux actions politiques centrales au cours des trente dernières années : d’abord, financer presque tout le spectre des partis politiques au moment des élections. Cela leur permettait de brouiller les clivages et de contrôler l’évolution de propositions politiques partisanes.

Deuxièmement, et cet aspect est peu étudié, elles ont tissé un énorme réseau d’entités sans buts lucratifs, en parallèle au réseau syndical formel du patronat. Ce réseau parallèle accomplit de multiples tâches – rassembler et organiser politiquement les différents secteurs économiques ; établir des forums associatifs multisectoriels, pour présenter des « politiques techniques » pour l’ensemble de l’économie, assurer à des Think Tanks une énorme influence dans l’ensemble de l’enseignement supérieur et, finalement, tisser un maillage d’entités tournées vers les secteurs populaires. Cette dernière maille se présente comme « politique, mais non partisane » et par son intermédiaire ces bourgeoisies agissent pour détruire des politiques universelles en même temps qu’elles proposent une « nouvelle » politique dite de « réduction de la pauvreté », reposant sur l’entrepreneuriat, la méritocratie, etc. Avec ce réseau, elles contrôlent l’actualité de presque tout l’ensemble de l’éducation publique avec un « mouvement » nommé « Tous pour l’Éducation » ; elles essaient de contrôler la santé publique (« Tous pour la Santé »). Cela s’est fait avec l’accord des gouvernements du PT. Elles se présentent comme « démocratiques » mais participent sans état d’âme aux regroupement fascisants, selon leur intérêt.

Il y a bien sûr des divisions dans ces bourgeoisies, et des limites. Le coup d’État de 2016 semble avoir été soutenu surtout par les couches moins concentrées économiquement de ces classes bourgeoises. Les résultats néanmoins les favorisaient toutes, sauf une petite poignée des plus grandes, percutées par l’opération Lava-Jato, avec le soutien des États-Unis (et d’autres gouvernements étrangers), ce qui mettait un frein à l’appétit des investissements brésiliens plus autonomes (impérialistes) vers l’extérieur. Il semble que ces tensions entre ces divers secteurs de la bourgeoisie se poursuivent, et le gouvernement Bolsonaro a, à la fois, favorisé la méga-propriété de l’agrobusiness, mais aussi les secteurs intermédiaires, en permettant ouvertement qu’ils enfreignent la loi, envahissant des terres indigènes, fermant les yeux sur l’activité minière et sur l’extraction de bois amazoniens, activités menées par les secteurs de taille moyenne et politiquement plus fascisants. À tel point que les grosses entreprises agro-minières-forestières, qui ont tout accepté pendant un certain temps, se sont un peu refroidies avec Bolsonaro en raison des dénonciations internationales.

Une autre division importante traverse ces bourgeoisies – formées en étroite alliance avec les États-Unis, leur principal client étant la Chine.

3. Les couches populaires

Leur situation est encore plus difficile. La plupart des syndicats est très affaiblie et ne fait rien pour renverser la situation, au moins pour l’instant. En réunion avec plusieurs centrales syndicales, le 1er décembre 2022, Lula a dit, sans que cela ait suscité un vrai tollé, qu’il se consacrera à « attirer les investissements étrangers, surtout l’investissement direct, pour qu’on arrive à une nouvelle régulation du monde du travail, sans vouloir revenir au passé8 »…

Politiquement, les couches populaires sont divisées par rapport à Lula et Bolsonaro, y compris dans plusieurs capitales, comme à Rio de Janeiro. Ce n’est que dans le Nordeste profond que la grande majorité a voté Lula.

Il y a une petite réduction du taux de chômage, mais il reste toutefois 10 millions de personnes sans travail ; autour de 39 millions de personnes aux activités précaires ou dépourvues de droits9, et ces chiffres augmentent en fonction de la croissance de l’économie informelle (’ubérisation’ et autres). Autour de 80 millions de personnes sont endettés10 ; 33 millions de personnes sont en situation de famine, autour de 125 millions en degrés divers de précarité alimentaire11, les inégalités grandissent ; il y a un fort recul des services publics… Les mouvements sociaux ont été persécutés mais, malgré cela, ne se sont pas dissouts et ont engrangé des appuis de certaines couches moyennes, des intellectuels et des milieux culturels. Il y a donc des difficultés concrètes gigantesques liées à la survie, mais une fermentation diffuse quoique assez combative chez les peuples indigènes, les féministes, les antiracistes, les écosocialistes.

Bref, Bolsonaro a été battu électoralement. Tout mène à croire à une tentative du PT de recomposer des alliances par le haut, et de rendre difficile l’organisation autonome des travailleurs. Pour cela, les entités « sans but lucratif » bourgeoises sont déjà en place, en train de proposer de nouvelles politiques de compromis, et en bonne entente avec les fascistes, toujours présents, et en armes. Après un petit moment de répit, la lutte ne fait que commencer.

 

Virgínia Fontes est historienne à l’Université Fédérale Fluminense (http://www.grupodetrabal…). Article revu par Irene Seigle.