Publié le Mercredi 25 octobre 2017 à 23h48.

Cinéma : Bricks

De Quentin Ravelli. Entretien avec le réalisateur du documentaire Bricks, sorti le 18 octobre et diffusé au cinéma Les 3 Luxembourg.

 

Après l'industrie pharmaceutique, tu es passé à la crise immobilière en Espagne. Pourquoi ce choix ? Et pourquoi choisir de faire un film qui sort en même temps qu'un livre ?

Qu'il s'agisse de l'industrie pharmaceutique ou des banques, ce qui m'intéresse dans les deux cas c'est la façon dont on fabrique des marchandises dites « toxiques » ou « à risque » qui sont à l'origine de retournements imprévus. Les antibiotiques, remèdes miracles de l'après-guerre, qui ont profondément bouleversé la médecine moderne, sont désormais la cause du problème médical mondial des bactéries résistantes. Les crédits immobiliers, perçus comme des outils de démocratisation de la finance et de construction d'une société de petits propriétaires, ont suscité une vague d'expulsions mondiale et déclenché la crise de 2008. Dans les deux situations, malgré toutes les différences entre les produits financiers et les médicaments, se jouent des processus d'autodestruction du capitalisme qui sont souvent abordés d'une manière trop abstraite. J’essaie de suivre comme fil rouge l'idée marxiste du fétichisme de la marchandise.

Le livre Les Briques rouges. Logement, dettes et luttes sociales en Espagne, est construit en écho au film Bricks. Les deux se complètent, car je ne crois pas du tout qu'un film puisse décrire – et encore moins expliquer – une crise aussi bien qu'un texte. Dans le film, les choix cinématographiques sont différents du registre du reportage pédagogique : il n'y a pas de voix off, pas d'experts, presque aucun carton explicatif ou entretien. L'essentiel du film est fait de séquences de cinéma direct cherchant à montrer et faire sentir des situations avant tout, même si au montage l'idée est quand même de sortir de la salle en comprenant mieux ce qui s'est passé en Espagne. Par ailleurs, si le film cherche à croiser plusieurs univers, le livre se concentre uniquement sur une petite région productrice de briques rouges en Espagne, où on voit comment s'est propagée la crise de village en village, en posant les questions des fermetures d'usines, de la place des immigréEs de la construction, des villes dites fantômes, des luttes contre les banques et des nouvelles mairies radicales... C'est le capitalisme dans un bocal – là où résiste le conservatisme, loin des mouvements sociaux des grandes villes.

 

Au début du film on voit Valdeluz et ses immeubles vide et rouges au milieu de « nulle part » (c'est du moins l'impression que ça donne).Y a-t-il beaucoup de Valdeluz en Espagne ? Que sont devenus les initiateurs du projet ? 

Il y a plusieurs exemples de ce types de villes nouvelles transformées en villes fantômes en Espagne. Parmi les plus connues et les plus grandes on trouve Valdeluz (prévue pour 30 000 habitants) et Seseña (prévue pour 40 000 habitants). La première est mentionnée dans le film et la seconde dans le livre. Mais il y aussi des milliers de zones brutalement urbanisées, comme El Señorio de Illescas, avec des logements vides ou à moitiés construits, dont les chantiers se sont arrêté net au moment de la crise. La plupart du temps, les initiateurs de ces projets n'ont pas été inquiétés. Dans le cas de Valdeluz, les millions de mètres carrés de sol appartenaient à Micaela Valdes Ozores – la tante du mari d'Esperanza Aguirre, la Margaret Thatcher de la politique madrilène – mais la faillite du projet n'a pas écorné ses bénéfices, et la justice ne l'a pas poursuivie. Dans le cas de Seseña c'est un peu différent car le constructeur, Paco el Pocero alias « Paco l’egoûtier », est très contesté – mais il a pu partir aux États-Unis avec la caisse, les gigantesques bénéfices de son entreprise de construction.

 

Le film s'articule en trois « volets », la production de briques (avec des images particulièrement belles), l'action du maire d'une ville à moitié fantôme et la lutte de Blanca au sein de la plate-forme des victimes du crédit (PAH en castillan). Les images avec Blanca sont particulièrement illustratives, voire émouvantes. Je songe surtout à cette scène du début où elle n'arrive pas à expliquer son problème ; au fil de la lutte elle se transforme. Peux-tu nous parler de Blanca ?

Blanca, comme des millions d'autres personnes, est arrivée en Espagne pendant la bulle immobilière qui faisait tourner l'économie à plein régime. Et comme tant d'EspagnolEs et d'immigréEs, elle s'est retrouvée étranglée financièrement par une dette qu'elle ne pouvait pas rembourser, car la valeur de son appartement, avec l'effondrement des prix en 2008, était largement inférieure à celle de son crédit. Elle a donc décidé de rencontrer une association de lutte contre les banques, qui est en fait un mouvement de masse très populaire, très actif, enraciné dans plus de 230 villes et villages, et en particulier dans les quartiers ouvriers : la Plataforma de Afectados por la Hipoteca (PAH), la « Plateforme des Affectés par le Crédit », surgie hors des sentiers syndicaux habituels. Les succès de la PAH sont tels que sa porte-parole, Ada Colau, a été élue maire de Barcelone en 2015. Mais l'histoire de Blanca, venue d'Equateur, mariée à un ouvrier du bâtiment, n'ayant aucune expérience politique préalable, me semble plus représentative : en quelques mois, elle s'est transformée, est devenue plus combattive, participait aux occupations de banques, aux manifestations, aux réunions, jusqu'à obtenir une annulation de dette grâce à la pression populaire. C'est donc une victoire claire contre le capital financier. Mais c'est tout de même une victoire en demi-teinte, car elle a du partir de son logement et travaille désormais à Londres comme femme de ménage.

 

 

Tu donnes une assez large place au maire de Valdeluz. Il est sympa, veut développer le tourisme, il ne semble pas corrompu... et prend des coups.  Mais fait-il autre chose que gérer la crise ? Pourquoi t'es-tu intéressé à lui ?

Le maire est quelqu'un de fascinant, complexe, attachant et irritant à la fois, pris comme les autres dans l'écheveau politico-financier du « ladrillo », la « brique » en espagnol. Je me suis intéressé à lui car je voulais à tout prix éviter le discours facile du « délire collectif » espagnol, de la crise comme irrationalité, voire comme sous-produit de la « culture latine » de la propriété – autant de clichés qui ne permettent pas du tout de comprendre comment les choses fonctionnent, et qui exhibent les villes fantômes comme des monstruosités. Suivre le maire, c'est au contraire essayer de comprendre comment la ville fonctionne, qui sont les gens qui y habitent, quelles oppositions, justes ou injustes, on doit affronter dans son cas. C'est aussi un fin connaisseur de l'histoire européenne, des campagnes napoléoniennes comme de la révolution sociale des années 1930, et il permettait d'aborder – trop rapidement peut-être dans le film – ces dimensions importantes. Mais ce qui m'a le plus touché, c'est son attirance pour l'astronomie : sur le territoire de Valdeluz, il y a une antenne parabolique de 35 mètres qui observe les étoiles. Le maire essayait à sa manière de s'y évader pour dépasser une crise personnelle liée, elle aussi, à la crise économique.

 

À certains moments, on voit des images de télé des nouvelles maires Ada Colau (Barcelone) et de Manuela Carmena (Madrid) mais on en retire le sentiment que leur élection n'a pas vraiment changé  la situation ? Est-ce la cas ?

Ce n'est pas tout à fait vrai : l'élection de nouvelles maires à Madrid, Barcelone et Valence, mais aussi dans de nombreux endroits plus petits, après des années d'alternance politique, a permis d'arrêter de nombreuses expulsions. Mais malgré cela, le pouvoir des banques – les expulsions pour dettes, les vies brisées par le poids du surendettement – reste une réalité quotidienne en Espagne. On voit bien toutes les limites des mairies radicales quand les règles du capitalisme ne changent pas et qu'il y a toujours au pouvoir le même gouvernement conservateur. La législation reste globalement la même, l'enlisement des luttes guette, et même les militantEs les plus combatifs peuvent se faire happer par les institutions.

Propos recueillis par Robert Pelletier et Henri Wilno

 

Lire : Les Briques rouges. Logement, dettes et luttes sociales en Espagne, construit en écho au film Bricks